LES BAINS FORCÉS
Certains connaissent la tradition de l’engasado à Aigues-Mortes qui maintient ce passage du canal du Bourdigou par les taureaux, évènement regroupant encore quelques aficionados.
Cette tradition semble perdurer. En effet, le mardi 09 octobre 2018, juments et poulains puis taureaux des manades Aubanel, Devaux, Lafon/Iris et Le Levant ont traversé le canal du Bourdigou, canal qui rejoint le Petit Rhône.
Qui n’a pas assisté à l’engasado – la gase ou le passage du gué – ne vibre pas de la même manière aux coutumes de la fête votive près du pont du Bourdigou.
Or ce franchissement d’un bras d’eau a donné lieu en Espagne à une forme semblable qui s’apparentait à une attraction que l’on nommait le despeño (de despeñar : jeter, pousser, précipiter) et qui est relaté dans le tome 1 du Cossío. Voici l’exposé de cette suerte.
On construisait une rampe de bois qui se terminait par un plan incliné sur la rivière. Les toros étaient amenés vers ce lieu, sautaient à l’eau où les attendaient, montés sur des barques, des lidiadores qui les provoquaient jusqu’à ce que les cornus aient regagné l’autre rive où quelques uns les recevaient prenant un malin plaisir à les toréer de cape.
A l’époque des Bourbons d’Autriche, ce jeu était à la mode et nous avons une narration de l’un de ces despeños qui se déroula à Zamora en Castille-et-Léon en 1602 en honneur de Philippe III et de Marguerite d’Autriche.
"Pour ce 23 janvier, fête de San Ildefonso, on donna une corrida de 18 toros. A cette occasion, le toril était disposé de telle sorte qu’il faisait face à la rivière, un couloir de planches menant le bicho en droite ligne vers l’eau. Là, sur le Duero, évoluait toute une flottille montée par des toreros avertis".
En 1616, c’est à Lerma que se déroule cette "tarde aquatique" à l’occasion de la translation à l’église collégiale du Saint Sacrement. Le duc de Lerma avait bien fait les choses et Lope de Vega y puise le sujet d’une comédie intitulée "La burgalesa de Lerma" (La bourgeoise de Lerma).
Voici ce qu’écrivit Lope : "Depuis la galerie, il y a une rampe couverte qu’empruntent les toros qui vont à la rivière couverte de cygnes blancs qui sont voués au sacrifice. Plus d’un ne put échapper au massacre et le Roi les vit mourir à coups de cornes"… Quelle cruauté ! et alliée à la perversité, elles étaient aussi parfois affaire des grands d’Espagne.
En 1660, à l’occasion du retour de Philippe IV de France où il avait assisté au mariage de l’Infante Marie-Thérèse à Saint-Jean-de-Luz, il fut donné un franchissement de rivière et dans les commentaires de l’époque, il est précisé que les personnes à bord des "vaisseaux" maniaient la garrocha pour mieux inciter les taureaux à nager !
A Madrid, on essaya de faire à l’identique dans le Manzanares, mais un seul toro accepta de prendre un bain et l’irascible s’enfuit sous le nez de tous.
Le dernier despeño eut lieu le 09 mai 1690, semble t’il, à l’occasion des épousailles de Marie-Anne de Neubourg et de Charles II et la suerte dura jusqu’à la nuit ! Mais cette union resta stérile…
Le despeño a disparu, reste le bous a la mar, dans la Communauté valencienne à Dénia par exemple, en juillet où on assiste au bain du taureau qui après quelques luttes, retrouve la terre ferme, revient dans l’arène, puis, acclamé, il reprendra le chemin de l’élevage.
Engasado, despeño, ces traditions taurines ont existé des deux côtés des Pyrénées. A l’abrivado répond l’encierro, à l’engasado, le despeño.
Traditions taurines nées à l’occasion de péripéties survenues au cours des travaux des manadiers d’une part, des ganaderos d’autre part.
Gilbert LAMARQUE