TOUJOURS VRAI
Jean-Pierre Darracq, "El Tio Pepe", fut enseignant, achevant sa carrière à l’Institut Français de Madrid, ville qui lui fut chère, puis à l’Alliance Française aux Baléares pour un temps très court, la région qui n’est pas un pays de toros, ne l’inspirant guère. Critique taurin reconnu dès les années trente, collaborant à nombre de revues spécialisées, c’est dans la revue nîmoise Toros, dans laquelle il écrivit pendant 40 ans, qu’il donne toute la mesure de son talent.
Les deux volumes de "Chroniques" sont la réunion d’articles publiés dans Toros de 1962 à 1992.
Ces "Chroniques" reflètent le plaisir qu’il avait à transmettre son savoir aux autres, didactique sans être ennuyeux. Ici, c’est la défense du toro de combat, des principes de la lidia et du désir d’une corrida pure et idéale : un régal pour l’aficionado.
On peut s’étonner des prémonitions de l’auteur et de la justesse de ses intuitions.
La Peña La Suerte édita en septembre 1992, "Le jour où mourut Joselito" suivi de "Paroles…
" C’est à la fin du premier cité et vers le début du second pour trois pages au total, à lire plus bas, que vous croiserez sa vision sur la Fiesta Brava, avec pertinence et perspicacité, illustrant parfaitement cette phrase de Montherlant que cite Jean-Pierre Darracq dans "Chroniques" : « La plus haute fonction de l’esprit, c’est de comprendre ou de s’y efforcer. »
Jean-Pierre Darracq, né à Bordeaux en 1911, est un landais de Dax côté paternel et du pays de Born par sa mère. C’est en 1962 qu’il intègre l’équipe de Toros. Il y écrira jusqu’à sa mort en 1992, le 04 septembre.
Les deux textes "Le jour où mourut Joselito" et "Paroles… " sont aussi issus de la revue Toros. Mais lors de l’édition par la Peña La Suerte, "El Tio Pepe" n’était déjà plus parmi nous.
L’Association des Critiques Taurins de France lui a dédié un prix, prix qui récompense chaque année un geste taurin d’importance. Ce prix fut accordé pour la première fois, en hommage à l’écrivain, à l’extraordinaire toro de Palha "Garapito" (Vic-Fezensac , le 08 juin 1992) dont le combat aurait enthousiasmé le critique.
Pour la petite histoire, c’est à Villeneuve-de-Marsan que Jean-Pierre Darracq assista à son dernier spectacle taurin. C’était le 15 mars 1992 à l’occasion du traditionnel festival.
"El Tio" toujours d’actualité comme me le soulignait l’ami Éric lors d’un long échange, « actualité et vérité », me disait-il. Oui, quelques écrits "anciens" pour nous ressourcer à l’heure des réseaux pas si sociaux. Comme tu le dis si justement : « Finies les tertulias enflammées et passionnées, le public veut de plus en plus de l’extraordinaire qu’il voit depuis son canapé.
Voici ces pages 56, 70 et 71 :
« … Aussi, les personnes mal informées qui s’imaginent que nous sommes des gens cruels, nous, les aficionados prétendument insensibles à la souffrance et à la pitié, sont-elles bien éloignées de la réalité.
Car plus on est aficionado, plus et mieux l’on connaît le toto de combat, les phases de son évolution dans la piste, les problèmes techniques ordinaires et insoupçonnés que le torero doit identifier et résoudre immédiatement et à son avantage, sous peine d’y laisser la vie, (car vous êtes bien convaincus, je l’espère, qu’il existe une technologie à la fois constante et mouvante – multiforme – de l’art de toréer), et plus cet aficionado participe à ce combat mortel avec toute sa lucidité, toute sa sensibilité, tout son cœur, et il porte une estime égale – quand ils le méritent – aux deux adversaires, à tel point qu’il est capable de s’apitoyer sur l’infortune du toro, lorsque celui-ci est mal toréé.
Pour moi toutefois, le torero est mon frère, ou mon fils, confronté à un péril que je suis incapable d’affronter moi-même, faute de posséder le courage et l’intelligence – ou l’intuition – qui font de lui un être d’une originalité si singulière, et parfois lui confèrent le prestige d’un surhomme. Nos mouvements d’humeur ou d’impatience, voire de colère à son égard ne sont que des réactions occasionnelles, ponctuelles, comparées à ce sentiment d’admiration qui nous attache à lui.
Abandonnons sans regret aux personnes dites « sensibles » le souhait horrible que meure le torero plutôt que le toro. C’est affaire entre leur conscience, s’ils en ont une, et eux-même.
Au long de ma vie, je n’ai jamais connu aucun aficionado qui ne ressente douloureusement, au plus profond de lui-même, le spectacle de la blessure, ou plus encore de la mort d’un torero. »
…
« … Observons que l’introduction de la corrida dans les programmes de télévision est lourde de conséquences notamment pour ce qui a trait à la vérité de la Fiesta Brava. En effet, pour des raisons faciles à comprendre, on ne nous montre guère que des séries de jolies passes aboutissant trop souvent à l’attribution d’oreilles. Bref, un spectacle le plus souvent agréable et qui donne au néophyte une fausse idée de ce qu’est vraiment une vraie corrida.
Une vraie corrida c’est un drame, une lutte à mort entre un toro de combat de noble origine et des hommes, puis un homme seul ; une tentative raisonnée, intelligente, fondée sur l’observation séculaire de la nature et du comportement d’un animal sauvage, inaccessible à la pitié, brute d’une demi-tonne ou davantage, armée de deux poignards aux dimensions parfois effrayantes, et qui, détourné de son milieu naturel, n’a qu’une intention : anéantir tout ce qui lui semble constituer un obstacle à son retour à la liberté au sein du troupeau.
La corrida s’est d’abord cela, qui ne devient un spectacle que parce qu’on y admet des spectateurs. Mais toutes les espèces de toros ne sont pas identiques. Au sein d’une même famille tous les sujets ne sont ni également aptes à se soumettre à la volonté de l’homme, à se plier pour quelques instants à sa domination ; si bien que l’ensemble de ces paramètres – et il en est bien d’autres – confère à la corrida sa variété, ses incertitudes, son mystère indéfiniment renouvelé. Quand on a compris cela, qui crée et développe une sorte de bonheur intérieur, on est devenu un aficionado, bienheureuse maladie dont on ne guérira jamais !
Car une corrida n’a de sens que si on y participe activement, de sa place, par l’observation des comportements successifs du toro dans l’arène et, conjointement, de l’interaction homme-toro. L’habitude aidant, on en arrive à confronter son propre jugement avec la conduite du ou des toros dans l’arène, face à un adversaire dont moi, pour mon compte, j’ai identifié qualités et défauts, et si l’on est pas d’accord, on le manifeste. Alors il vous arrivera de siffler quand les autres applaudissent, au risque de passer pour un faible d’esprit, ou pour un ignorant, ou pour une vieille baderne. Peu importe ! Fiez-vous à votre bon sens, à votre don d’observation et ne vous laissez pas influencer. C’est ainsi qu’avec le temps on devient un bon aficionado.
Nous pourrions disserter indéfiniment à propos du toro de lidia. Le toro, par lui-même et en lui-même représente une énigme dont le secret, le mystère, ne sera jamais percé. »
…
Et je ne résiste pas à rajouter ceci que Jean-Pierre Darracq avait écrit dans Toros n°1344 du 15/01/1989 :
« Et alors, c’est ça qu’on voudrait supprimer, et le remplacer par quoi ? Par des corridas plus faciles qui se dérouleraient uniformément dans l’euphorie, avec oreilles et queues tombant du palco ? Une palinodie qui nous mènerait tout droit à la décadence de la fiesta ? Au misérable retour de l’utrero ? Ne touchez pas au toro de lidia. »
Et ces dernières lignes ne vous font-elles pas songer à certains "spectacles" qui se sont déroulés non loin des sables méditerranéens ?
Merci, mon cher Éric de nous avoir permis de retourner nous rafraîchir à la source, source intarissable.
Gilbert Lamarque