QUAND L’HISTOIRE BÉGAYE
La défense des corridas, article rédigé dans Toros-Revue, n° du 27 janvier 1900.
Un projet de loi est déposé le 15 janvier 1900. Ici, projet tendant tout bonnement à supprimer les courses de taureaux dans l’Hexagone ; projet bien « descendu » par le revistero J. d’Estoc avec conviction et une belle pointe d’humour !
Rafraîchissant malgré la date éloignée, la dlc est consommée !
Toros-Revue a paru du 18 avril 1897 jusqu’en 1905. Les bureaux se situaient 6, Place Puy-Paulin à Bordeaux. Hebdomadaire de 8 pages paraissant le jeudi, H. Tarride en était le directeur et Ferdinand Parent "Mosca", le rédacteur en chef. Selon l’excellent critique Marcel Grand "Don Severo", la revue jouissait d’un grand crédit.
Sous la Troisième République, Paul Bertrand (1847-1936) était député de la Marne de 1899 à 1910 ; période traitée ici, la IXe législature. Il rédigea un certain nombre de rapports sur des problèmes particuliers. Il prit la parole en séance publique dans des discussions concernant le travail des enfants, des filles mineures et des femmes dans les établissements industriels (1899), les mauvais traitements exercés contre les animaux : course de taureaux, tir aux pigeons… (1900). Plus tard encore, il devint membre de diverses commissions notamment, bien sûr, les cruautés envers les animaux (1909).
Voici l’article signé J.d’Estoc :
« En cet an de grâce 1900, qui clôture si glorieusement un siècle d’universelle liberté, le 15 janvier, a été déposé à la Chambre un projet de loi tendant à supprimer les courses de taureaux en France. Ce n’est pas la première fois que cette étrange proposition est formulée.
Déjà en 1897, quelques ambitieux avides d’une popularité facile, avaient entonné un hymne pleurard sur leurs mirlitons d’un sou ; ils voyaient l’attention se détourner de leur faiblesse pour aller vers le courage et vers la force ; geignant et trépignant ils demandèrent qu’on chassât Hercule du territoire et qu’on instaurât sur le trône Rosa la Rosse* et le pari mutuel ! Pour le coup, les aficionados se fâchèrent, et bien qu’ils ne fussent alors qu’une poignée, le cri de colère par lequel ils répondirent aux pasquinades* de ces plaisantins falots suffit à mettre ceux-ci en déroute. Malheureusement les aficionados crurent la victoire définitive ; ils consentirent à l’inaction, et les baladins sont revenus enveloppés dans leurs oripeaux comiques qu’ils étalent comme un manteau de pudeur et de vertu.
Conspués et méprisés par les gens d’esprit, ils se sont réfugiés au second plan, mettant à l’avant-garde de pauvres bonshommes dont ils ont surpris la bonne foi par leurs mensonges éhontés. Car tous les moyens leur sont bons, et leur vertu papelarde ne répugne ni aux mesures iniques ni aux inventions les plus extravagantes.
Savez-vous ce qu’ils avaient fait croire à Monsieur le Conseiller Dumas, rapporteur de la Commission chargée en 1897 de préparer la révision de la loi de 1850 ? Écoutez ce qu’il dit en son rapport :
"… Le but non avoué, mais véritable, que poursuivent les amateurs de ces spectacles, c’est de satisfaire leur passion pour le jeu !"
Voyons, Monsieur, où avez-vous pris cela !
Et parlez-vous sérieusement ? Vous devez-être un homme intelligent, car un sot ne saurait occuper le poste auquel vous êtes arrivé. Comment avez-vous bien pu, alors, admettre et répéter un propos aussi ridicule et aussi mensonger ? Quand on est chargé d’éclairer la religion d’un gouvernement sur un point quelconque et que l’on accepte cette mission, l’on ne saurait y apporter assez de prudence et d’esprit critique…
Mais l’esprit critique ne paraît pas être l’apanage de nos adversaires. Voici le projet de loi que M. Bertrand a soumis à l’approbation des Chambres :
ART. 1er. - Sera puni d’une amende de 5 fr. à 15 fr. et pourra l’être d’un emprisonnement de un à cinq jours, quiconque aura exercé publiquement et abusivement de mauvais traitements envers des animaux domestiques lui appartenant ou appartenant à autrui.
En cas de récidive dans les conditions prévues par l’article 483 du code pénal, la peine d’emprisonnement sera toujours prononcée.
ART. 2. - Les courses de taureaux avec mise à mort, et généralement tous combats, jeux ou spectacles dans lesquels des animaux domestiques sont destinés à être tués ou blessés, demeurent interdits sur la voie publique ou dans les locaux ouverts au public.
Quiconque aura participé comme entrepreneur, organisateur ou auteur, à un des jeux ou spectacles de la nature ci-dessus spécifiée sera puni d’une amende de 100 fr. à 5.000 fr. et d’un emprisonnement de quinze jours à trois mois.
ART. 3. - Le fait d’annoncer pour un jour déterminé par affiche ou tout autre moyen de publication, un de ces jeux ou spectacles comportera contre les auteurs ou complices de l’annonce, une peine de 50 fr. à 2.000 fr. d’amende.
ART. 4. - L’article 463 du code pénal est applicable à toutes les infractions prévues par la présente loi.
ART. 5. - La loi du 2 juillet 1850, relative aux mauvais traitements exercés envers les animaux domestiques est abrogée.
Oh ! Là ! Là ! Quelle cuisine.
Monsieur Bertrand met tout le monde dans le même poêle et il fait sauter ensemble amis et adversaires.
Mais, malheureux, ne voyez-vous pas qu’en demandant par l’article 5, l’abrogation de la loi Grammont dont vous limitez l’action aux "combats, jeux ou spectacles où les animaux domestiques sont destinés à être tués ou blessés", vous allez vous aliéner la sympathie de vos amis de la S.P.D.A. que vous privez ainsi d’un de leurs passe-temps favori. Eh ! Quoi ! Ils ne pourront plus faire verbaliser contre un automédon* qui accompagnerait le traditionnel "hue ! Cocotte !" de deux ou trois coups de fouet bien sentis ; et le propriétaire légitime d’un toutou hargneux pourra administrer audit toutou autant de coups de pied qu’il voudra au vu et au su d’un de ces aimables philanthropes… pardon, zoophiles ! Sans que celui-ci ait le droit de protester ? Vous plaisantez, je présume, et vous n’infligerez point un pareil supplice aux membres de la S.P.D.A. On peut en mourir de ces choses là ; et Pasteur, - encore un barbare ! - n’est plus en ce monde pour découvrir le vaccin de cette rage spéciale.
Vous n’avez certainement pas songé à tout cela, pas plus, je gage, que vous n’avez songé aux conséquences de l’article 2 de votre projet.
Comment pourriez-vous en effet, concilier cet article avec la tolérance accordée par le gouvernement aux courses de chevaux où l’on voit ces malheureuses bêtes s’écraser à la banquette irlandaise* dans de hideux panaches, et les combats de coqs, et les concours d’oiseaux chanteurs auxquels on crève les yeux afin que leur attention ne soit point distraite, et les chasses de Rambouillet elles-mêmes, tueries décoratives où sur les domaines propres de l’État, des milliers de bêtes sont sacrifiées au plaisir d’un petit nombre.
Quant à l’article 3, c’est tout simplement une monstruosité juridique. La loi française punit le délit, mais non l’intention ; or, l’annonce d’une course est un fait d’intention, non un délit. Demander qu’on punisse ce fait, c’est aller contre l’esprit même de la loi, c’est faire œuvre de sectaire et rien de plus. J’espère qu’il se trouvera à la Chambre, un député de nos régions, versé dans la connaissance du droit, qui protestera énergiquement contre ce projet bizarre. J’espère qu’il saura repousser victorieusement les attaques saugrenues de quelques adversaires ignorants ; qu’il enseignera à Bertrand que c’est une sottise d’intervertir les rôles tracés par le fabuliste, et qu’il aurait grand tort de se brûler les doigts pour retirer du feu les marrons dont Raton* veut faire son profit… pour varier. »
J. d’Estoc
Et page 5 de cette même revue, ces quelques lignes :
Grand meeting de protestation.
« Le Comité de défense tauromachique, dans sa séance du lundi 22 janvier, a décidé d’organiser un grand meeting de protestation contre le projet de loi Bertrand. Ce meeting aura lieu dimanche 28 janvier, au cirque Plège, à trois heures de l’après-midi. Divers orateurs prendront la parole. Les membres des corps élus seront invités à y assister. »
Comme vous le constatez, l’adresse du cirque n’est pas mentionnée. Mais le Comité a choisi fort judicieusement cet endroit. En effet, c’est à cette époque un endroit très couru.
Ce cirque, dirigé par Antoine Plège, fut, de l’avis général, le cirque le plus populaire de France durant la deuxième partie du XIXe siècle.
Antoine Plège fit ériger des constructions en bois, un peu partout sur le territoire. Il s’établit dès 1882 à Roubaix, Amiens, Besançon… Il fit construire à Bordeaux, aux Quinconces, endroit très prisé, en 1893, un cirque en bois de trente mètres de diamètre, avec des écuries pouvant abriter cinquante chevaux. (même type de construction que le cirque de Troyes-photo).
À l’aube du XXe siècle, les aficionados réagissaient rapidement et vivement, invités par voie de presse exclusivement.
Voilà que la suppression de ces courses, en vue de donner satisfaction à la sensiblerie affectée et au snobisme de certains cerveaux embrumés du Nord, blesserait profondément une grande partie de nos populations méridionales.
… Et l’Histoire toujours recommencée.
* Pour éclaircir quelques mots du vocabulaire de notre revistero qui nous démontre que outre l’humour, J. d’Estoc était aussi un fin lettré.
- Rosa la Rosse : clin d’œil à l’une des filles publiques de la nouvelle de Maupassant, La Maison Tellier (1881). Œuvre contemporaine au critique taurin de Toros-Revue.
- Pasquinade, synonyme de pamphlet.
- Automédon : conducteur du char d’Achille lors de la guerre de Troie. Le nom est passé dans le langage courant, c’est un conducteur d’attelage. Sachant que la loi Grammont avait été votée afin de lutter contre la maltraitance des cochers envers les chevaux.
- Banquette irlandaise : c’est un obstacle, un long talus figurant dans les courses de steeple-chase.
- Raton. Fable de La Fontaine, Le Singe et le Chat. Livre IX, fable 17. « Bertrand avec Raton, l’un Singe, et l’autre Chat… ». Le singe Bertrand use de persuasion pour duper le chat Raton ! Bien vu.
Gilbert Lamarque