TORERISTAS, TORISTAS ET AUTRES FARIBOLES DÉRISOIRES
À chaque temporada, revient la querelle saisonnière entre les toreristas et les toristas. Nous en sommes dépouillés en cette période de vaches maigres.
Pour les uns, il s’agit d’exalter les actes du torero en diminuant le comportement du toro. Pour les autres, le toro est la base de la corrida et tout doit être jugé en fonction de la présentation physique et des qualités morales de l’animal.
Les premiers sont partisans du toreo exécuté avec grâce dans une recherche très poussée de l’effet artistique, parfois frisant le ridicule – je ne nommerai aucun diestro – effet obtenu au détriment de l’émotion tragique de la corrida. C’est le matador qui leur donne cette émotion et le toro ne les intéresse qu’en fonction de sa suavité et des passes de cape ou de muleta dont il permet l’exécution.
Les sentiments tauromachiques des seconds sont exaltés par le combat lui-même, par la présentation du toro, par ses qualités de combattant, par ses difficultés. Pour leur plaire, les toreros devront être dominateurs et efficaces avant d’être artistes.
Les premiers sont des toreristas, les seconds des toristas.
L’âge de l’aficionado est l’argument le plus souvent employé contre les toristas. Cette appellation souvent péjorative comporte sinon la vieillesse, la sénescence, le gâtisme ou la sénilité – je baisse le frontal – , tout au moins la maturité de celui qu’elle qualifie – je relève le chef – .
À la vérité, il existe "beaucoup" de toristas jeunes, excellents aficionados et le torista n’est pas obligatoirement partisan du toro âgé, difficile à "lidier", énorme, éléphantesque, puissant, violent, animal qui était indispensable à la corrida d’il y a plus de cent ans.
Il ne devrait pas existé de toros "grands", pas plus que des toros "petits", mais tout clairement des toros.
La conception de la présentation est relative et aussi subjective mais elle est fondamentale. Elle doit comprendre la taille, le poids, la pureté de l’armure et l’âge, mais aussi la bravoure et son complément direct non obligatoire mais souhaitable, la noblesse.
Si le torero n’a pas face à lui un ennemi, il n’y aura aucune émotion, et sans émotion, il n’y aura pas véritablement de corrida, mais un simulacre, une représentation.
Or, depuis environ cent-vingt ans, de nombreux ganaderos ont tout sacrifié, même la bravoure, pour obtenir une docilité quasi-régulière – à ce sujet, je ne citerai, non plus aucun nom – . Le but poursuivi est la production d’animaux "agréables", physiquement diminués qui facilitent le travail des toreros leur permettant de briller régulièrement et à moindre frais.
Avec de tels adversaires, il me semble que tout l’escalafón peut faire des passes de cape ou de muleta.
Il nous reste, heureusement, quelques éleveurs qui ne se soumettent pas aux exigences des toreros, des figuras, devrions-nous dire. D’autres, par contre, ont dépassé le but et, croisant et recroisant sans cesse, ont transformé la bravoure originelle de leur bétail en une mansedumbre criminelle rendant le combat plus difficile et plus dangereux. Avec de tels toros, vous êtes dans l’obligation de toréer et non pas de faire des passes.
« Al abrirse la puerta del chiquero, cuando sale el toro, si tu no puedes con el, el puede con ti. » (Lorsque s’ouvre la porte du chiquero et que le toro sort, si tu n’as pas d’autorité sur lui, il en aura sur toi). Ces paroles prononcées par Domingo Ortega dans les années 50, sont toujours d’actualité.
Si le toro est brave et noble à la fois, il présente les difficultés du trapío et de l’allure, augmentées de celles provenant du sérieux dans le combat, de l’ enthousiasme et de l’armure.
Lorsque le bicho est uniquement brave, aux difficultés précédentes s’ajoutent celles qui sont dues au caractère, au nerf, à l’acharnement qui n’enlèvent rien à la bravoure.
De tels toros ne permettent pas de faire uniquement des passes ; il faut les toréer, attendre leur charge avec sérénité, ne pas leur céder un pouce de terrain, les dominer, les réduire, les commander en les faisant passer non où ils le souhaitent mais où le veut le torero.
Tel est le problème à résoudre, problème rarement solutionné totalement dans une époque de recherche à outrance de la facilité.
Lorsque le torero aura été mauvais, la critique taurine – (en majorité torerista, pas toujours par conviction, mais souvent par nécessité, plus souvent en Espagne que dans notre pays) – écrira qu’il n’a pas eu de chance. Lorsqu’on ne pourra qualifier les toros de mansos, on prétendra qu’ils avaient trop de "nerf", d’énergie, pourtant qualité complémentaire de la bravoure. Si la faena de muleta est un fiasco, on dira : « Quel dommage, le toro ne s’y prêtait pas ! » En fait, il ne se prêtait pas aux passes du rituel, mais il restait le toreo que le diestro n’a pas su employer !
Les toreros, humains parmi les humains, sont sujets à des défaillances. Ce n’est pas diminuer la valeur d’un torero que de dire la vérité à son propos.
Pourquoi, ceux qui sont toujours bienveillants avec les toreros se montrent-ils aussi sévères envers les toros ?
Il nous semblerait logique que si nous trouvions "régulièrement" des excuses pour les diestros, nous en trouvions aussi "quelquefois" pour le toro car, lui aussi, a droit à quelques disculpations.
Il est avéré que dans certaines limites, la bravoure et la noblesse se manifestent un jour qui peut coïncider ou non avec celui où il s’exprime dans l’arène. À ces diversités de comportement, il y a des raisons non négligeables qui font partie des impondérables. D’autres sont bien connus : la température, le vent, le temps orageux. Don Eduardo Miura disait : « Avec le vent d’Est, il n’y a pas de toros braves. »
À ceci se rajoute l’état de santé, la fatigue et la nervosité dues au transport, l’alimentation depuis le départ de l’élevage, l’étroitesse des corrales, le bruit, les difficultés de l’enchiquieramiento et enfin, et surtout, l’envie du torero.
Celui qui exécutera une faena standard devant une bête montée sur rails, n’aura résolu qu’un tout petit problème, celui de la facilité !
Le toro reste l’élément inconnu sortant du toril en ignorant tout de ce qui va se passer, ne connaissant pas lui-même les données du problème à venir.
Guidé par son instinct, il sera brave, noble, rusé, vicieux… Nous le verrons qu’une seule fois et lorsque nous aurons jugé son comportement, étudié ses réactions, observé ses transformations physiques et morales, il disparaîtra à tout jamais de l’arène. Nous l’oublierons si son combat a été ordinaire. Il nous restera dans notre mémoire que le souvenir de ceux exceptionnellement braves ou difficiles.
Si le toro est l’élément inconnu, le torero est l’élément connu. Nous savons ce qu’il peut faire de mieux, de quelconque ou de pire.
Pour nous, le toreo n’est pas la rigidité, l’immobilité, les pieds joints, la statuaire et la manoletina, admirant les gestes artistiques et esthétiques d’un tel ou tel autre. Ce qui nous plaît, c’est de voir X ou Y devant des toros et d’"étudier" leur toreo devant les réactions, bonnes ou mauvaises du bicho. Tout compte dans la corrida : tout peut être beau et émouvant.
Le torero rendra le spectacle artistique, captivant mais depuis que la tauromachie existe, c’est le toro qui fait la corrida.
Et, faible homme, malgré mes préférences, je dois reconnaître, sans rien abdiquer de mes opinions, que certaines fois, je fus à la fois torista et torerista. J’admirais à la fois la sauvagerie de la bête, la science, la technique, l’art et la beauté des gestes du torero.
C’est cette alliance du pathétique le plus authentique et de la grâce la plus émouvante qui a fait écrire à Théophile Gautier :
« La corrida de toros est le spectacle le plus beau et le plus grandiose que l’homme peut imaginer. »
Jean-Marie Magnan qui nous a quitté récemment écrivait dans La Corrida est une mémoire. 1993 : « Depuis Belmonte, on vient voir du toreo-étreinte, du toreo-enlacement et le fauve doit se soumettre, d’entrée de jeu, à la possession de l’homme, à l’espoir de la foule avide. À la fin du siècle dernier (XIXème, ndlr), une faena de Lagartijo – de légendaire mémoire – n’excédait guère sept passes, sans doute d’une grande force virile mais qui nous sembleraient bien brutales et lointaines. Un tueur comme Mazzantini a fait sa carrière sans savoir manier la muleta à d’autres fins que de préparer son adversaire pour le coup d’épée foudroyant. Belmonte est apparu et il ne fut plus question après lui de s’envoyer – boum-boum ! – le taureau comme un dur ou un bestiaire. Le goût actuel exige la bête complice et consentante pour la douce ivresse, le véritable enchantement d’amour des corps caressés, dérobés, retrouvés. Le fauve, dans le geste de Belmonte, a pour tâche de collaborer à un frisson nouveau et il n’existe pas de marche en arrière dans le domaine de la sensation. Saturé de sensualité, le jeu qu’il autorise dans l’arène repose sur une angoissante et voluptueuse séduction. »
Et quelques pages précédentes : « Car on doit toréer à bonne distance et complètement de face. Ne perdez jamais de vue le dogme esthétique établi par Pepe-Hillo, ratifié par Montes : deux cercles tangents dont l’un a pour centre l’endroit qu’occupe l’homme quand il présente sa cape ou sa muleta pour déclencher l’attaque, l’autre celui où se tient le taureau sollicité. Le point de tangence, voici la limite à ne pas franchir ! Joselito ou l’ange gardien des distances : il s’offre de front. Belmonte s’obstine à se rapprocher du fauve, mais de côté, en prenant des biais. Ainsi réduit-il peu à peu l’angle de la déviation qu’il imprimera à la charge et s’expose-t’il moins aux cornes. Ce sont surtout le garrot et le flanc qui le frôlent, emportés par l’élan. »
Combien sont-ils aujourd'hui à toréer ainsi, de face ?
Voilà l’éternel feuilleton, on ne fait plus passer les toros, on les laisse défiler et on se borne à les accompagner dans leur va-et-vient. Et on exagère l’impression de péril par des attitudes forcées et on se colle à la tête quand les cornes ont franchi le corps !
Avec des toros ridiculement petits, sans armure, sans pouvoir, ignoblement châtiés, cet art n'est plus la corrida, mais tourne au ballet... Le lac des cygnes ? Le chant du cygne de cet art décadent... Casse-noisette ? C'est bien possible... L'après-midi d'un faune ? Certainement pas d'un fauve !...
L'afición "moderne" est incapable de s'intéresser désormais à des faenas pesantes, rudes et pénibles. Si la lidia "moderne" ne paraît plus un combat puissant et brutal, et évoque plutôt souvent un divertissement brillant et léger, voire aimable, elle reste cependant un drame, un drame voilé, mais terrible, d'où sortent souvent défaits, les "danseurs" de ce divertissement, qui font passer les pointes parfois à quelques millimètres de leur corps, ceux à qui l'on interdit un pas en arrière, toujours toréant plus au ralenti, toujours plus près, toujours plus "lié", toujours plus...
Les figuras contemporaines sont tout à fait capables de toréer et de briller avec les toros braves, quels que soient leur taille et leur poids. Nous en sommes persuadés. Mais alors, pourquoi ne le font-elles pas ? Et pourquoi le feraient-elles ? Le public se répandant en masse à chaque cartel du genre pour voir le sacrifice aux dieux du modernisme, à l'esthétique, à la plastique, perdant de vue le toreo classique et périlleux.
Oui, les risques ne sont pas égaux. Reconnaissons qu'il n'y a pas le même risque, ni le même mérite à dominer et à toréer de près un utrero adelantado qui n'a pu prendre qu'une petite pique, ou un toro de cinq ans avec son poids, sa résistance et sa faculté d'apprendre vite, ce que nous appelons le sentido.
C’était hier, c’est aujourd’hui et, si demain existe encore, il en sera de même. Décourageant ! L’important dans les grandes ferias, c’est d’abandonner l’abono et privilégier le cartel opportun, enfin celui qui rentre dans vos bons choix d’aficionado où le belluaire affrontera le toro-toro, de face ou pas...
Gardons chacun nos opinions, et surtout continuons à nous passionner pour cette magnifique Fiesta de los toros, chacun y trouvant satisfaction.
Alors, au diable toristas et toreristas !
Mais de grâce, arrêtons de mépriser le toro, le compte à rebours est lancé !
Gilbert Lamarque