TRIBUNE
Après tant de corridas, il serait bon de gracier Jacques Durand
par Jean-Marcel Bouguerau, rédacteur en chef de Libération de 1981 à 1987. (article faisant suite à celui de mercredi 26/08).
13 août 2012
« Depuis le 1er juillet, les lecteurs de Libération sont privés de trois rubriques : les mots croisés, les échecs et une page que, depuis quelques années, ne connaissaient que les lecteurs du sud de la Loire, la page tauromachique, et avec elle la plume d’un écrivain, Jacques Durand, que tous les aficionados vénèrent autant que les connaisseurs de la petite reine vénéraient Antoine Blondin. Car c’est le talent du journaliste-écrivain de vous entraîner derrière les personnages des sportifs, des jockeys, des toreros et, à travers eux, dans leurs mythologies, leurs histoires. Lorsqu'en 1986, avec Gérard Dupuy, j’ai embauché Jacques à Libération, je ne lui ai donné qu’un conseil : « Il faut que la mercière de Roubaix comprenne la tauromachie. »
Il a fait beaucoup mieux. Si la mercière lit Jacques Durand, elle y a trouvé, grâce à la sensualité imagée de son écriture foisonnante, baroque, pleine d’images surprenantes, quelque chose qui pourra la rapprocher des meilleures évocations de l’art tauromachique. Car Durand écrit de manière gourmande, avec un plaisir d’écriture qui transpire de chacun de ses papiers.
Lorsqu'il parle du torero gitan Rafael de Paula, il raconte que, même lors de ses pires prestations, il avait « quelque chose » en plus qui faisait que ses admirateurs les lui pardonnaient, espérant qu’un jour il montrerait le meilleur. Ce qu’il fit, en signant, il y a trente ans, l’une des plus belles faenas du XXe siècle qui, comme le rapporte Jacques Durand, fut « déchirante, profonde, infinie et inénarrable ». Ou sur le stoïcisme des toreros. Exemple : José Tomás, l’un des plus grands, qui, le 9 avril 2000 à Saragosse : reçoit un grand coup de corne en haut de la cuisse droite. Diamètre de la blessure : 5 centimètres. Longueur totale des 3 trajectoires : 47 centimètres avec dissection du nerf sciatique. Tomás, comme si de rien n’était. Rien n’est. Il ne jette pas un œil à sa blessure, interdit à quiconque de la regarder, repart au combat sans boiter, renonce aux démonstrations de douleur, comme le lacédomien, la poitrine dévorée par le renard caché sous sa tunique, tue son toro, va à la barrière, se lave lentement les mains, reçoit une oreille, salue au centre de la piste et part à l’infirmerie. » Comme le joueur de flûte de Hamelin qui charmait les bêtes de son seul instrument, le torero crée de la beauté à partir de la charge brute d’un taureau sauvage et meurtrier. Il s’agit de dévier cette charge, de la domestiquer, de la ralentir jusqu'à ce que l’homme, le corps dans le berceau des cornes, lui impose son rythme. L’aficionado est celui qui peut attendre des heures ce moment magique.
Les lecteurs de Libération vont donc être privés de trois rubriques dont l’une était, depuis plus d’un quart de siècle, l’un des marqueurs de l’originalité de ce journal. Imagine-t’on l’Équipe virer le hussard Blondin, l’Obs se séparant de Robert Scipion ou le Point de Georges Pérec et de leurs mots croisés ? Il est étrange, au moment où la presse pâtit de la concurrence d’Internet, que Libération se prive de ces rubriques, d’autant plus étrange, s’agissant des mots croisés, que celle-ci est l’une des dernières qui ne peut exister sans le papier ! Car on n’est pas obligé d’aimer la corrida pour goûter la prose de Durand comme on pouvait détester le tiercé et aimer Hatzfeld*, ne jamais regarder un match de tennis et adorer Daney*.
Voici un ultime échantillon de cette prose unique : ce jour-là Jacques Durand rend compte du dernier livre d’un ancien torero, Alain Montcouquiol, le Fumeur de souvenirs (éditions Verdier), un titre qui, d’après Durand, « indique la liberté zigzagante du récit ». L’auteur comme les Indiens, communique par la fumée et d’ailleurs, joli signe, son premier habit de lumières, offert par le torero Chacarte, portait déjà la présence de cette nicotine mémorielle. Il était tabac et or. Sa mémoire Marlboro dépose donc, non sans mélancolie, ses fines cendres dans ces pages où il ressuscite ses fantômes. On ne s’en plaindra pas. On ne lui conseillera pas d’aller fumer dehors sur le trottoir. Avec ces cibiches du souvenir, son voyage par tafs. En vagabondant. On en grille une, par exemple, dans la canicule à Valdepeñas où une main, sortie par la vitre d’une voiture de torero filant vers les toros, semble, par jeu, toréer l’air torride.
Un jeu ? Au même moment, au passage de la voiture, des femmes en noir se signent. La peur referme l’enfantillage. On en grille une autre au buffet de la gare de Floirac, attablé avec Manolo Chopera et Antonio Ordoñez, et une « phrase éblouissante » d'Ordoñez en fait rougeoyer une de Sartre, comme on allume une clope à une autre : « L’émotion est une intuition de l’absolu. » Comme Rafael de Paula, Jacques Durand avait « quelque chose » en plus dont on risque de nous priver. Il n’est pas trop tard pour revenir sur cette décision. Après tant de corridas et d’oreilles méritées, il serait judicieux de gracier Jacques Durand. »
En vain.
* Jean Hatzfeld, journaliste et écrivain, prix Médicis en 2007, prix de Littérature sportive en 2011, a reçu de nombreuses autres distinctions, collabora à Libération, L’Équipe magazine, Autrement, Le Monde, Actuel…
** Serge Daney, critique de cinéma et journaliste. Il fut rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, et travailla dix ans pour Libération.
Gilbert Lamarque