GUERRE CIVILE, FRANQUISME ET TAUROMACHIE I
Le Franquisme, régime dictatorial du général Franco, s’étend de 1939 à 1975. Trente-six ans sous le glaive du dictateur, c’est extrêmement long. Ces années laisseront à jamais aux citoyens espagnols, les séquelles d’un traumatisme profond. Beaucoup d’entre-eux s’éloigneront de la politique pour vivre en essayant d’oublier la dure réalité, souhaitant se consacrer à leur bien-être fragile. Le régime garde sous contrôle tous les aspects de la vie des Espagnols laissant ceux-ci dans un espace restreint et tentant au maximum de les mobiliser politiquement en développant quelques divertissements.
« Bien qu’il en coûta de l’admettre, tant aux phalangistes de conviction qu’à la hiérarchie du catholicisme comme à ses intellectuels, l’encadrement de la population ne pouvait passer exclusivement par l’adhésion enthousiaste.
Aussi le régime laissa-t’il se développer toute une culture du divertissement, surtout lorsqu’il apparut, vers la fin des années 1940, que celle-ci œuvrait mieux à sa pérennisation que les exaltations guerrières ou religieuse et pour autant, bien entendu, qu’il fût fait silence sur toute une série de questions. » Alexandre Fernandez, Les Espagnols de la guerre civile à l’Europe. 2008.
C’est dans ce contexte que la tauromachie devient un enjeu du pouvoir en même temps qu’une pratique permettant aux foules de se distraire.
Mais avant de développer cette période, revenons quelques instants en arrière, aux années 1930 à 1939.
La guerre civile : les prémices et le conflit
En avril 1931, le succès des républicains espagnols aux élections municipales amène le roi Alphonse XIII à abdiquer puis à s’exiler. La Seconde République est proclamée le 14 avril. Un gouvernement de coalition socialiste et libéral est formé sous la présidence de Niceto Alcala Zamora.
Le 16 février 1936, le Front populaire l’emporte avec une large majorité à la Chambre des députés, les Cortes ; le 11 mai, Manuel Azaña devient président de la République et Santiago Casares Quiroga, chef du gouvernement. En juillet, des violences politiques éclatent, des assassinats sont perpétrés comme celui du chef de l’opposition nationaliste, José Calvo Sotelo, personnalité de l’extrême droite. Le 17 juillet, l’armée du Maroc se soulève, l’ordre de rébellion est transmis dans toutes les garnisons espagnoles. Les milices des partis de gauche s’opposent les armes à la main… le conflit ne cessera que le 1er avril 1939.
Durant les années de la République, le monde taurin se structure et les organisations républicaines organisent des corridas pour venir en aide aux chômeurs, aux déshérités. En 1934, le gouvernement supprime l’interdiction faite aux femmes de toréer, au nom de la libération de la femme. Mais durant la guerre, compte tenu des évènements, l’activité tauromachique sera fortement réduite surtout dans la zone républicaine et de nombreux éleveurs en seront victimes, voyant leurs cheptels se réduire voire disparaître.
Avant le déclenchement des hostilités, le milieu ganadero était en ébullition. C’était la discorde au sein des éleveurs. La Unión de Criadores de Toros de Lidia créée en 1905, dictait sa loi et cela a fini par lasser nombre d’adhérents. Le torero-ganadero Juan Belmonte García fonda la Asociación de Criadores de reses bravas en 1930. En 1934, la situation se complique avec la création de la Sociedad de Ganaderos de toros de lidia après de nouvelles scissions. Elle est aussi appelée "groupe de Murube" du nom de son instigateur. Ce chaos entre les ganaderos mais aussi entre les empressas et les criadores se prolongera jusqu’à la fin de la guerre.
À cette date, le quart des élevages est anéanti (30 sur 120). Cependant Franco maintiendra cette activité, veillant aux élevages de la Basse-Andalousie où il planifiera les abattages destinés à la nourriture de son armée, préservant de la sorte le cheptel reproducteur. Le régime se servira de la corrida et on attribuera un caractère national et patriotique aux toros. Le franquisme n’est certainement pas à l’origine de cette croyance mais il va l’accentuer et le populariser. Nous le verrons, la Fiesta nacional sera un élément indiscutable de l’identité espagnole.
Depuis longtemps les progressistes considèrent la corrida comme une manifestation de l’Espagne décadente. Un décret du gouvernement républicain sera pris à Valence le 10 juillet 1937, interdisant les corridas, décret qui ne sera guère appliqué. Cette décision incitera des toreros comme Marcial Lalanda et Manolete à rallier le camp des partisans de la corrida.
Durant le conflit, des corridas de bienfaisance sont organisées au profit des œuvres militaires franquistes. Le 12 février 1939, une corrida est organisée aux arènes de San Fernando à Cadix en faveur des Jeunesses Féminines de la Phalange. Les toreros Juan Belmonte Campoy – ne pas confondre avec Juan Belmonte García –, Pepe Bienvenida et Pepe Luis Vázquez sont au cartel.
Beaucoup de toreros seront opportunistes se divisant selon la zone politique dans laquelle ils se trouvent. La minorité qui participera aux combats le fera plutôt par obligation, rarement par conviction. Certains dans la zone républicaine rejoindront les nationaux. Quelques uns, contrat en poche pour toréer en France, en profitent pour s’y réfugier ou s’enfuir en Amérique latine.
Le cas de Domingo Ortega est le plus connu. Le 29 août 1936, il torée à Valence pour les milices populaires. Il "brinde" un toro au comité exécutif de la République. Il sort des arènes a hombros porté par des miliciens. Grâce à ce triomphe, il obtient un sauf-conduit qui lui permet de venir en France… et de revenir en Espagne mais dans le camp nationaliste… le 24 mai 1939, il participera à la "corrida de la Victoire" en hommage à la "Glorieuse Armée".
Ceci se déroulant à Las Ventas, présidé par Franco. Les toros sont de Coquilla et les acteurs sont : Antonio Cañero à cheval, Marcial Lalanda, Vicente Barrera, Pepe Amorós, Domingo Ortega, Pepe Bienvenida et Luis Gómez "El Estudiante". La devise "¡Arriba España!" orne les muletas de Lalanda, d’Ortega et de Pepe Bienvenida. Retentissent l’hymne national et celui de la Phalange. Marcial Lalanda avant la Guerre civile s’était opposé aux autorités républicaines comme président de l’Association des Matadors. Réfugié en France et notamment dans le Sud-Ouest, il avait pris parti des insurgés.
Certains toreros combattront pour la République : Luis Mera, Luis Ruiz "Lagartija", José Sánchez "Madriles", Adolfo Guerra…
La 96e brigade mixte de l’armée populaire républicaine s’était constituée en juin 1937 à Murcie à partir du bataillon de Francisco Galán et de "milices taurines". Composée de plusieurs corps – infanterie, cavalerie, artillerie – elle comprend 3 700 soldats et 150 officiers. Beaucoup de ses cadres sont des toreros. Cette brigade interviendra sur le front de Teruel entre juin 1937 et la fin de la guerre.
Dans la zone nationaliste, quelques toreros ont connu aussi de tragiques destinées.
José García Carranza né à La Algaba (Séville) en 1902. Algabeño hijo était considéré comme l’un des meilleurs matadors de son époque. Il est à Séville lorsque la guerre éclate et se range dans le corps nationaliste. Agent de liaison du général Gonzalo Queipo de Llano, il est tué au combat le 30 décembre 1936.
Victoriano Roger "Valencia II" appartient à la Phalange, il sera exécuté par une brigade populaire.
Après 1939, pour des raisons politiques, quelques toreros seront victimes de la répression franquiste.
Le torero Luis Prados Fernández "Litri II", chef de brigade et le novillero Juan "Fortuna Chico" Mazquiarán seront chacun condamnés à trente ans de prison, commués en vingt ans ; ils seront remis en liberté surveillée en 1943. Le capitaine et novillero Manuel Vilches "Parrita" évitera la répression. À la fin de la guerre, il disparaît, est condamné par contumace mais vit anonymement à Algeciras en 1941.
Le commissaire de guerre, Silvino Zafón "El Niño de la Estrella" reprend en 1939 sa carrière de torero à Barcelone. Soupçonné de collaborer avec des antifranquistes à Castellon, il est arrêté en 1945, puis relâché, il émigrera en France. Dernier torero à prendre l’alternative en terre républicaine à Barcelone, en pleine guerre, le 16 mai 1937. Il décédera le 14 mars 1963 à Orange dans un accident au guidon d’une mobylette. Il repose en Arles. Son nom est reproduit sur l’étiquette d’un anis bien connu en Aragon (voir photo).
Durant les premiers mois de l’année 1936, le nombre de corridas diminua sensiblement. Le chômage, la misère marquaient la situation sociale et économique du pays. Quant aux jeunes, profondément politisés à gauche et à droite, pris dans un militantisme actif, ils étaient déjà bien occupés. Par ailleurs, une partie du public subissait l’influence de la campagne d’extrême gauche tendant à obtenir la suppression des spectacles taurins « dénigrant l’Espagne aux yeux des étrangers ».
Il y aura également cette opposition d’intérêts professionnels menée par Marcial Lalanda, qui aura pour conséquence d’éloigner durant quelques temps les toreros mexicains des arènes européennes, le fameux "pleito".
La temporada 1936 compta 76 corridas jusqu’au déclenchement du conflit. À Madrid, le dernier paseo du temps de la paix eut lieu le 5 juillet avec Chicuelo, Maravilla et Valencia II, les toros de l’élevage de López Cobo. Le 12 juillet à El Ferrol – cité natale de Franco – les frères Bienvenida estoquaient un encierro de la Viuda de Félix Gómez… les ruedos furent délaissés car les chefs nationalistes décrétèrent la suspension de tous spectacles taurins et autres dans la zone qu’ils contrôlaient. Côté républicain, l’interdiction interviendra plus tard, le 4 juillet 1937, lorsque le gouvernement se sera replié de Madrid à Valence. Donc, eurent lieu dans cette zone dans la deuxième partie de 1936, 20 corridas et 17 festivals. Dans le secteur franquiste, on organisa 11 festivals compte tenu de leur caractère de bienfaisance. Tous ces spectacles se déroulent dans un climat particulier, dans un but patriotique, les toreros y participant la plupart du temps bénévolement. À Barcelone, le 16 août 1936, les toreros défilèrent coiffés du calot de milicien portant l’étoile rouge à 5 boucles et ils saluèrent le poing levé au son de l’Internationale. Le même jour à Madrid, les hommes en piste avancèrent de même, au son de l’Internationale et de Bandera Roja.
Dans la zone franquiste, le premier festival se déroule à Huelva, le 11 octobre. On y chante l’hymne Cara al sol et les toreros qui défilent en saluant à la romaine, sont accueillis au cri de "¡Arriba España!" se substituant au traditionnel "¡Viva España!" Le dernier jour de l’année 1936 fut marqué par un article virulent de l’organe anarchiste Solidaridad Obrera qui réclamait encore l’abolition de la corrida, au prétexte que tous les toreros – du moins les "grands" – étaient d’horribles fascistes ! 1937 verra les quatre dernières corridas se dérouler du côté républicain, une à Valence, trois à Barcelone dont la dernière, le 12 septembre et la Fiesta brava disparut totalement de l’Espagne républicaine.
Dans les élevages du Centre, il n’y avait plus de bétail disponible, les toreros eux, avaient émigré en grande partie dans le camp nationaliste. Seuls quelques matadors épousèrent la cause républicaine : Félix Almagro, Enrique Torres, Florentino Ballesteros… et les plazas furent utilisées dans chacune des zones comme camps de prisonniers ou de casernements.
Puis dans les régions contrôlées par le Movimiento – mouvement national franquiste – les spectacles taurins reprennent. Seront organisés au cours de la temporada, 56 corridas et 8 festivals. En face, les soldats républicains sont frustrés.
Durant cette année, de nombreux matadors ont pris le chemin de l’Amérique : Manolo Martínez, Cagancho, Victoriano de la Serna, Carnicerito de Málaga, Domingo Ortega, Jaime Noain,… ils vont rechercher l’intérêt économique qu’ils ne trouvent plus en Espagne.
En 1938, la saison débute à Talavera de la Reina, le 6 février avec une corrida de Sánchez pour Marcial Lalanda, Manolo Bienvenuda et Cayetano Palomino. Le total des corridas de cette temporada s’élève à 73.
Dernière année de guerre, 1939 et avant la reddition de Madrid le 29 mars marquant la fin des hostilités, deux corridas se sont déroulées, le 8 janvier à Málaga et le 8 février à Castellon.
Une fois les armes déposées, Barcelone va renouer avec la tauromachie, le 2 avril dans la plaza Las Arenas : Marcial Lalanda, Pepe Bienvenida, Victoriano de la Serna avec des toros de Sánchez Fabrés. Puis à Madrid, la "corrida de la Victoire" (voir plus haut). La recette fut excellente, les acteurs tous bénévoles. Les fonds recueillis ne furent pas versés à une œuvre charitable, non, la totalité fut remise au seul généralissime Franco !
La temporada s’effectue normalement et on compte 124 corridas, 146 novilladas et 43 festivals. Beaucoup de ces spectacles sont à caractère charitable. Malgré le prix des places prohibitif, frappé de nombreuses taxes, les Espagnols répondent présent, la corrida servant d’exutoire. Cette année-là, Manolete prit l’alternative le 2 juillet à Séville.
Ces années auront donc vu l’extermination d’une grande partie de l’élevage de bravos. Outre les vengeances, la haine, l’anarchie régnantes, se rajoutaient le problème alimentaire et la pénurie de viande. On a estimé à 12 000, le nombre de bestiaux abattus durant le conflit. Huit ganaderias ont été totalement exterminées, d’autres ganaderos récupérèrent quelques bêtes échappées du massacre.
Paradoxe, la Fiesta brava va connaître une grande popularité malgré la décadence inévitable due à la diminution marquée du cheptel.
(2e partie, mercredi prochain)
Gilbert Lamarque