Nous avons abordé le déroulement de cette période en Espagne. Qu’en est-il en France ?
Le début des années 1930 fut un temps de grande agitation politique. Manifestations et affrontements se succédaient. L’épisode le plus marquant reste le 6 février 1934 avec la manifestation sanglante des "ligues", mouvements d’extrême-droite surtout, parmi lesquels se firent remarquer les Croix-de-Feu et les Jeunesses patriotes. Bilan : 16 morts et 2 000 blessés. S’ensuivit le 12 février une grève générale organisée par la gauche. En juillet, une grande manifestation de la gauche unie – cela a existé… – à Paris, verra l’alliance des partis communiste (Maurice Thorez) et socialiste (Léon Blum élu à la tête de la SFIO), que rapproche leur refus du fascisme qui monte en Europe. L’année suivante, le parti radical-socialiste les rejoindra. D’où, en avril 1939, la victoire électorale du Front Populaire dont Léon Blum sera le président.
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Le 20 juillet 1936, il n’y a aucun doute dans l’esprit de Léon Blum : le Front populaire français doit soutenir le Frente popular au pouvoir à Madrid, menacé par un soulèvement militaire déclenché au Maroc espagnol le soir du 17 juillet et le lendemain dans la Péninsule. Rien ne se passera comme prévu. Les trois grandes démocraties occidentales – la France, le Royaume-Uni et les États-Unis – vont refuser d’aider la République espagnole, en adoptant une funeste stratégie de "non-intervention". Une faute politique gravissime qui allait coûter cher au peuple espagnol.
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Pour en revenir à la tauromachie, la presse de l’époque propose une liste interminable de chroniques sur la déchirure que les combats ont causé dans le milieu taurin comme dans toute l’Espagne. La guerre a marqué très tôt la vie des toreros, des éleveurs et des hommes d’affaires. Festivals, corridas aux services des causes respectives se sont multipliés dans tout le territoire. La différence se remarquait dans les ruedos par les paseillos qui se faisaient, soit avec le poing fermé, soit avec le bras levé !
Dans les plazas républicaines, les toreros – nous en avons cités quelques uns auparavant – Chicuelo, Cagancho, El Gallo, Niño de la Palma, père d'Antonio Ordoñez, El Estudiano, Maravilla, Juan Ruiz de la Rosa, Guerrita chico, Enrique Torres, Manolo Martínez se sont battus ainsi que Vicente Barrera, Jaime Noain et d’autres.
Quelques grands matadors surpris par le début des hostilités en territoire républicain – nous l’avons quelque peu abordé – comme Marcial Lalanda, Domingo Ortega ou les frères Bienvenida se sont ensuite battus pour la cause nationaliste, comme Manolete, Machaquito, Platerito, Juan Belmonte et son fils Juanito, Victoriano de la Serna ou Antonio Márquez.
Les éleveurs ont été la cible de la répression dans la zone républicaine.
On peut citer les meurtres entre autres de Cristóbal Colón y Aguilera, 15e duc de Veragua, de Tomás Murube, d’Argimiro Pérez Tabernero et ses fils Fernando, Juan et Eloy ainsi qu’une douzaine d’éleveurs, tous considérés comme fascistes.
La répression avait aussi pour cible les toreros – épisode évoqué précédemment – . Valencia II assassiné à Madrid le 18 décembre 1936 à 38 ans. Plus dramatique encore, le sort des neuf proches de Marcial Lalanda assassinés dans la zone républicaine en août 1936, ainsi que les banderilleros anarchistes de Grenade Francisco Galadí Melgar et Joaquín Arcollas Cabezas "Magarza" exécutés le 18 août à Viznar avec le poète Federico García Lorca par des rebelles anti-républicains.
Dans les rangs franquistes, Marcial Lalanda et les frères Manolo et Pepe Bienvenida se sont battus, incorporés dans la colonne du Colonel Sáenz de Buruaga ; Manolete en tant que soldat d’artillerie sur le front de Cordoue – déjà évoqué –, et Domingo Dominguín, père de Luis Miguel, qui a été blessé.
El Algabeño, le banderillero Fernando Gracia et le torero Félix García sont tombés au combat. El Algabeño, agent de liaison du général Queipo de Llano - nous l'avons vu précédemment - tué le 30 décembre 1936, interrompit sa carrière en 1929 à la suite d'une grave blessure subie dans les arènes de Bayonne, le 28 septembre. Il reparaît en 1933 pour une courte carrière d'un an en tant que rejoneador.
Du côté de la République, les toreros Cayetano de la Torre, Morateño et Ramón Torres, décédé en tant que pilote, sont eux aussi morts au combat ; également les banderilleros Pedro Gómez "Quinin", Francisco Ardura "Paquillo" et José Duarte Acuña, le picador Julio Grases "Jirula". Nous avons déjà évoqué le cas dramatique de Saturio Torón, le torero de Tafalla surnommé "El León navarro" ainsi que Litri II qui commandait l’unité de milice à laquelle appartenait Torón.
A cela se rajoute les exécutions sommaires et les meurtres perpétrés lors des sinistres "promenades" qui se répandaient à la fois d’un côté et de l’autre.
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Deux camps se livrèrent de terribles luttes fratricides. Comme pour l’ensemble du peuple espagnol, le mundillo paya le prix fort : hommes et bétail. L’objet ici n’est certainement pas de prendre partie pour les uns ou pour les autres.
Si la tauromachie est un art – nous sommes nombreux à le concevoir –, il faut défendre l’autonomie de cet art tout éphémère soit-il et estimer qu’on ne doit pas juger une œuvre en fonction de la morale, de l’attitude de son auteur.
Tout comme en littérature, par exemple, il faut savoir tracer une frontière étanche entre le Louis-Ferdinand Céline génial de Voyage au bout de la nuit, et celui, abject des pamphlets antisémites. Sachons dissocier l’œuvre de l’artiste, le toreo du torero.
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Aujourd'hui, solstice d'hiver, jour le plus court, mais c'est le début du rallongement de nos journées à venir. Courage !
Francisco Franco Bahamonde (1892-1975) a fait l’essentiel de sa carrière dans l’armée du Maroc, le tercio, la légion espagnole. Quand éclate la Guerre civile, il organise le transport des troupes insurgées du Maroc en Espagne. Le 28 septembre 1936, auréolé par la prise de Tolède, il est nommé par le Conseil de défense nationale, généralissime, commandant suprême des armées et chef du gouvernement. Chef de la Phalange à partir de 1937, il forme son premier gouvernement le 30 janvier 1938, et devient chef de l’État et du gouvernement avec le titre de Caudillo. C’est le début d’un régime dictatorial qui durera jusqu’à sa mort.
Les années Franco : 1940-1975
Pour l’avenir, la réduction du nombre des corridas aurait été une sage décision. Ce ne fut pas le cas, le nouveau pouvoir, nous l’avons vu, avait pour tactique de distraire le peuple et d’éviter d’éventuels troubles : Panem et circenses. Des jeux, oui, du pain, cela était plus aléatoire !
Alors la tolérance devint plus large. On vendit n’importe quoi et les figuras se frottèrent les mains. Plus d’émotion mais le public, complice, venait pour la distraction, le spectacle gagnait en esthétique. L’afición était devenue torerista !
Devant ces nouvelles conditions, la décadence s’accéléra avec un nouveau roi, Manolete et, en plus, la généralisation de l’afeitado ; tout ceci jusqu’aux années 1960.
Le bilan de la Guerre civile, violente et traumatisante, est considérable : près de 500 000 morts, des milliers de prisonniers et environ 440 000 exilés. Les conditions de vie des trente millions d’espagnols sont extrêmement dures, les cartes de rationnement circuleront jusqu’en mai 1952 et l’ordre est de rigueur, la Garde civile brutalisant le peuple à la moindre occasion. Pas de liberté d’expression, de pluralité politique, de mixité sociale.
En ces années noires, les arènes apparaissent comme un espace de sérénité et d’oubli où on abandonne ses tracas. Pour le régime en place, les arènes ne sont pas une menace pour la stabilité du pouvoir. Le public peut s’y défouler, libérant ses pulsions, véritable exutoire.
Il faudra attendre le Plan de stabilisation de 1959 pour voir l’Espagne relever la tête et connaître une forte croissance économique. L’arrivée massive des touristes dans les années 1960 permettront aux Espagnols de côtoyer de nombreux étrangers, les arènes gardant leur statut.
Au cours de la longue période de dictature, la société change et se transforme et les Espagnols vont vivre différemment. Et dans l’arène, le torero est au centre de toutes les attentions, c’est l’acteur principal. Le franquisme développe l’image idéalisée de l’homme qui combat avec bravoure et est également très croyant. Ainsi, les toreros servent d’exemples de vertu pour un peuple qui lui, semble avoir perdu beaucoup de ses repères.
La figure du torero a été érigée en mythe par le régime franquiste à des fins de propagande en plus d’avoir détourné le peuple de ses revendications.
Des personnalités taurines incontournables incarnant la longue période de dictature (1939-1975) sont au service du régime, entretenant des relations plus ou moins proches avec le pouvoir et s’en écartant dans et hors des arènes, des relations ambiguës pour le moins. Le torero ne s’associe pas toujours à cette image que le régime érige en modèle.
Trois étapes du Franquisme sont illustrées par trois toreros d’exception.
Ce ne sont certes pas Antoñete qui ne portera jamais de costume de lumières bleu marine, couleur de la Phalange, refusant toujours de toréer devant Franco, son père fut fusillé par les soldats de ce dernier en mai 1940. Manolo Gonzalez et Gregorio Sánchez s’abstinrent eux aussi de toréer devant le dictateur.
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Entre le 19 et le 24 octobre 1940, le nazi Heinrich Himmler a visité l’Espagne fasciste. Au cours de sa "tournée", il parcourt Tolède, Burgos, Saint-Sébastien et Barcelone mais c’est surtout afin de préparer la rencontre mythique du 23 octobre entre Hitler et Franco à Hendaye. Quoi de mieux pour divertir le délicat leader nazi qu’une corrida ?
Une affiche spéciale (photo) a été créée utilisant les couleurs du drapeau nazi et la croix gammée. Cette affiche indique que les femmes doivent assister à l’évènement vêtues du châle et du peigne espagnols classiques. Paradoxalement, le chef sans scrupules des SS est horrifié par le spectacle ! Par chance – pour lui – la pluie oblige la suspension de la corrida.
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(La suite de cet article sur ces trois toreros est largement empruntée à Justine Guitard, Les arènes espagnoles sous le franquisme : un espace de "contre-pouvoir" ?Cahiers de civilisation espagnole contemporaine. 2016. Université de Perpignan).
Manolete
Manuel Rodríguez Sánchez est le torero de l’après-guerre, il est le symbole personnifiant cette Espagne maussade. « Manolete a le visage triste comme la population meurtrie, il est stoïque dans l’arène comme la population qui doit faire face aux terribles souvenirs et à la répression quotidienne. »Les Espagnols s’identifient à lui. Il les distrait faisant oublier le manque de pain. Le régime s’est servi de son image et l’a détournée à son insu.La presse ne tarit pas d’éloges. Manolete est présenté comme l’ambassadeur du franquisme, comme un héros de cette Espagne : il est, pour bon nombre de critiques, « l’incarnation de l’Espagne héroïque, solitaire dans sa lutte contre le communisme matérialiste et athée. » Bartolomé Bennassar, Histoire de la tauromachie, une société du spectacle. 1993. Lorsqu’il perd la vie à Linares le 29 août 1947, les médias sont dithyrambiques à son égard. Les articles participent au façonnement de l’image élogieuse de Manolete, "héroïsée" par les journalistes après sa mort. Mais il n’est pas uniquement le torero asexué à la triste figure comme le postulent les journalistes de l’époque. Un autre Manolete, peut-être plus sombre pour l’image du régime et moins connu du grand public, se cache, personne plus complexe qu’il n’y paraît.
Il ne participe pas aux corridas trop fortement politisées. « Ainsi, il est le grand absent de la corrida de la Victoire dans les arènes de Madrid le 24 mai 1939 et de celle en l’honneur d’Heinrich Himmler, le 20 octobre 1940. » (Je me permets de rajouter que pour cette première date du 24 mai, Justine Guitard fait une erreur quand à la non participation de Manolete à cet évènement. Rien de plus logique en effet, Manolete est encore novillero, ne prenant l’alternative que le 2 juillet suivant à Séville des mains de Chicuelo !).
Manolete se déclare apolitique. Alors qu’il se tient à distance du général Franco contrairement à de nombreux toreros qui lient une étroite amitié avec le dictateur, il a de nombreux contacts avec des exilés espagnols. Indalecio Prieto, ministre sous la République et chef du Parti Socialiste Ouvrier Espagnol en exil jusqu’en 1962, et Antonio Jaén Morente, historien et politicien issu de la gauche républicaine font partie de son cercle de connaissances.
Autre phénomène ambigu : dans les arènes de Valence le 23 juillet 1944, il tue le taureau "Perdigon" qui a entre ses cornes une tache blanche en forme de V. Tous les commentateurs parlent d’une corrida exceptionnelle. Le torero fait empailler la tête de l’animal et l’envoie à Winston Churchill pour le féliciter de sa victoire face aux nazis.
Cet apolitisme est problématique pour le franquisme qui occulte au maximum ces relations qu’entretient le Cordouan avec des républicains espagnols en exil et des hommes politiques qui louent la liberté et dont le régime est profondément hostile.
Dans l’espace des arènes, Manolete devient un demi-dieu, un héros qui peut amener les foules à croire à un avenir meilleur. Parmi la foule, une femme vient régulièrement le voir toréer. Il s’agit de Lupe Sino, actrice espagnole dont il fait la connaissance en 1942 dans un bar madrilène, le Chicote. Dans cette Espagne très catholique, l’union hors mariage est un scandale. La presse ne parle pas de son amie, et même lorsqu’elle apparaît auprès de lui sur une photographie, la légende de l’image et le texte de l’article taisent son existence.
Alors même qu’il est censé être l’idéal vers lequel il faut tendre, cette relation avec Lupe Sino, tant décriée dans l’Espagne franquiste, constitue une sorte de défi au régime.
L’attitude déviante de Manolete échappe à ce régime et à sa volonté de tout contrôler. En présentant officiellement sa compagne aux spectateurs, compagne qui n’est pas son épouse, il est l’auteur d’une véritable provocation à ce régime puritain qui exerce une censure forte.
N'oublions pas tout de même que Manolete, sympathisant de la Phalange avant la guerre, a servi comme volontaire dans l'artillerie franquiste bombardant les régions de Cordoue et d'Extremadure. Après le conflit, il refuse de combattre dans la Monumental de Mexico jusqu'à ce que le drapeau de l'Espagne soit levé et non le drapeau républicain ! (les Mexicains ayant des sympathies pour la République).
Dominguín
Après la mort de Manolete, c’est le jeune et fougueux Luis Miguel "Dominguín" qui s’impose peu à peu dans les ruedos et qui livre à son tour, sa touche personnelle. Il apporte le renouveau.
Les années 1950 voient le franquisme durablement installé en Espagne grâce au consensus populaire et à la neutralisation de l’opposition.
Contrairement à Manolete, il est grand, beau, élégant, fier. Tantôt apprécié pour ses actes provocateurs, tantôt répudié pour son comportement orgueilleux, Dominguín ne laisse personne indifférent.
Il n’hésite pas à provoquer, à défier le public comme s’il voulait le réveiller de sa longue léthargie. Il fait souvent polémique comme c’est notamment le cas, le 17 mai 1949 dans les arènes madrilènes où, l’index pointé vers le ciel, il se déclare le numéro un de la tauromachie. Les tendidos sont abasourdis par le geste du torero dont le comportement hautain et orgueilleux devient l’image de marque. Le journal ABC parle de l’évènement sans le blâmer et va même jusqu’à justifier son geste.
Ce qui se déroule dans l’espace clos de l’arène n’est que le reflet de la vie qu’il mène à l’extérieur. Personnage à double facette, il est à la fois très proche de Franco et de Picasso, exilé en France. Quand il ne torée pas, il assiste régulièrement à des corridas en tant que spectateur aux côtés d’actrices, Maria Felix, Ava Gardner, Lucia Bose… et apporte ainsi une vague idée d’émancipation qui est susceptible de se cristalliser progressivement dans les mentalités espagnoles.
La presse nie les relations intimes hors mariage qui unissent Dominguín et l’Américaine Ava Gardner, comme pour occulter cette transgression d’ordre moral. Son aîné Manolete lui avait ouvert la voie ! Dans El Ruedo, il est question de « son amitié avec Ava Gardner. »
Son anticonformisme est révélateur d’une nouvelle époque, celle des années 1950 qui voit l’Espagne sortir progressivement de son isolement international, son économie se redresser, et qui parallèlement assiste au duel dans les arènes de la Péninsule des deux beaux-frères rivaux : Luis Miguel et Antonio Ordoñez. Deux beaux-frères rivaux qui se livrent une lutte sans merci pour devenir le meilleur torero de l’époque, n’est-ce pas contraire à l’idéal franquiste d’une Espagne « une, grande et libre » ? N’est-ce pas une piqûre de rappel de la guerre fratricide qui s’est achevée il y a si peu ? La presse essaie de dépasser cette rivalité délétère et présente les beaux-frères comme deux brillants toreros au style différent.
L’adversité des deux toreros n’est pas toujours mise en avant dans la presse. C’est la lutte contre le toro qui apparaît comme difficile et dangereuse. Les deux personnages sont présentés comme d’excellents matadors qui sont incomparables.
L’arène est cet espace où s’exhibent des évènements qui ne pourraient aucunement se produire dans la vie quotidienne et qui, étrangement échappent au régime. Dominguín tord le cou aux codes de la société franquiste. Il en est probablement conscient, parce que c’est aussi un intellectuel en contact avec des écrivains et des artistes exilés dans le monde entier. Sans doute s’aperçoit-il que l’espace dans lequel il se produit est un "contre-espace", un lieu de "contre-pouvoir" qui glisse des mains du général Franco. Son image de modernité, soignée auprès de personnalités du cinéma comme Ava Gardner ou Lucia Bose, donnent des idées d’émancipation à la population réunie dans les arènes. Et par sa rivalité avec Ordoñez, il vient remettre en question l’un des fondements de l’Espagne franquiste, l’unité nationale.
El Cordobés
Dans les années 1960, c’est au tour de Manuel Benitez Pérez "El Cordobés" de faire rêver les foules. C’est l’ère de la croissance économique, de l’entrée massive des touristes sur le sol ibérique, de la consommation de masse. Dans ce contexte, le torero ose tout dans l’arène. Alors que Manolete et Domingín terminent leurs lidias impassibles et impeccables, El Cordobés va véritablement à contre-courant : il est bien le seul à ressortir du coso souillé de boue et de sable, les cheveux en bataille, arborant un large sourire juvénile. Il rompt avec tous les codes de la société et de la corrida espagnoles par sa façon relâchée de toréer, souvent avec dérision. Un vent de nouveautés souffle sur le pays : El Cordobés surfe sur la vague qui lui est plus que favorable. Il est, à lui seul, un divertissement en parodiant les canons tauromachiques habituels. El Cordobés se définit rétrospectivement ainsi :
« Il y a un public casanier, qui veut du pain et du fromage, du fromage et du pain ; on ne le sort pas de là. Heureusement il y a aussi un public qui aime qu’on lui présente des mets plus variés, et qui souhaite les savourer tous. J’étais un de ces plats rares. » François Zumbielh, Des taureaux dans la tête. 2004.
Manuel innove beaucoup avec son saut de la grenouille et l’avionnette, sa façon de marcher. Volontairement le torero révolutionne la tauromachie par son désir de se différencier, tant dans l’arène par son style peu orthodoxe qu’à l’extérieur par son attitude désinvolte et sa jovialité. Pour lui, le spectacle que constitue la corrida n’a rien de triste. Bien au contraire,, c’est un moment ludique où il convient de profiter, de prendre du plaisir lors de chaque passe et surtout de distraire le public. N’ayant reçu aucune formation préalable, il apprend tout de manière empirique, en véritable autodidacte, et masque ses lacunes par l’invention de nouvelles passes et par une prise de risque stupéfiante. Ces nouvelles passes font partie du bagage tremendiste du torero.
Les puristes font tout pour détruire son image, pour désacraliser le personnage qu’il incarne. Pour eux, il n’est pas un grand torero, il n’est qu’un bouffon transgresseur. Il n’est pas épargné par la presse spécialisée à ses débuts. Malgré cela, il intéresse les masses. Il constitue un contre-pouvoir, il est l’initiateur du grand fantasme refoulé de la liberté. Puisqu’il est si libre, pourquoi le peuple ne pourrait-il pas s’affranchir du joug franquiste ? S’il a le pouvoir d’agir sans contrainte dans ce lieu clos, la plaza de toros, alors cela peut donner des idées à tout un peuple acculé depuis plus de vingt-cinq par un régime dictatorial et assoiffé de vie, d’émancipation, d’indépendance. La presse finit par se plier au jugement et à l’enthousiasme des masses. Elle n’évoque cependant que la modernité et l’émotion que le torero suscite auprès du public.
Alors que tous ses contemporains portent la coleta, la mèche rebelle et les cheveux en bataille révèlent son hétérodoxie : une nouvelle transgression.
Dans l’espace public des ruedos, il représente l’espoir. « Il était la personnification de leurs rêves, sa gloire était la leur, et c’était sur eux […] que tomberaient les mille éclats de sa victoire. » Larry Collins, Dominique Lapierre, Ou tu porteras mon deuil. 1967.
Pour certains observateurs, le sacre du Cordouan est aussi le signe annonciateur d’autres changements qui ne concernent pas seulement le destin de la Fiesta brava, mais celui de l’Espagne toute entière. Les premières protestations restent timides car le régime est toujours répressif et qu’il n’hésite pas à sanctionner durement les instigateurs de la révolte.
Le peuple se met à rêver et à attendre des jours meilleurs et l’on perçoit un changement de mentalité qui s’entame avec le phénomène El Cordobés.
Ce lieu clos, la plaza de toros, constitue bien un "contre-espace" ou un lieu de "contre-pouvoir" pour diverses raisons. Le lieu, fort symbolique par bien des aspects, est pris d’assaut par le public et sert à oublier le tragique du passé et les difficultés du quotidien, à rêver d’un monde meilleur, d’un monde libre.
Manolete, Dominguín et El Cordobés font partie des instigateurs de ce changement progressif de mentalité. Les arènes, espaces publics, cristallisent les désirs inassouvis des Espagnols.
« Aucun mal ne dure cent ans » assure un proverbe espagnol. Le 20 novembre 1975, le général Francisco Franco disparaît finalement à l’âge de 82 ans. La "transition démocratique" peut commencer. Sous la direction de Juan Carlos 1er, l’Espagne se transforme en une monarchie constitutionnelle.
Beaucoup considèrent alors, la corrida comme un divertissement nauséabond, pour nostalgiques du franquisme.
Enfin, la corrida n’est ni de droite ni de gauche, mais un art qui exige notre respect où le torero joue sa vie, la mort rodant sans relâche.
Tout ceci s’est passé le 24 mai 1939 dans le silence et dans la honte. C’était lors de la corrida de la Victoire.
La guerre civile avait pris fin dans un pays où tout le monde se réveillait vaincu, pays inondé de morts et de peur.
L’affiche – évoquée dans la première partie de Guerre civile, franquisme et tauromachie – était composée du rejoneador Antonio Cañero et des épées Marcial Lalanda, Vicente Barrera, José Amorós, Domingo Ortega, Pepe Bienvenida et Luis Gómez "El Estudiante".
C’est Antonio Cañero qui codifia la tauromachie à cheval pour une véritable renaissance. Il eut aussi l’idée de se passer de novillero pour la mise à mort du toro, mettant pied à terre et affrontant directement la bête. Il mit également au pont, le costume adopté aujourd’hui par les rejoneadores.
Lors de la faena de Lalanda au premier toro de l’après-midi, le public a demandé la musique pour accompagner le travail du droitier de Ribas de Jarama. Les musiciens exécutèrent le paso doble en son honneur.
L’affaire ne serait pas allée plus loin sans le fait que lors de la faena de Domingo Ortega avec le quatrième toro, aucune note ne retentit. Les partisans du Toledano étaient furieux et une invraisemblable échauffourée éclata.
Depuis, Las Ventas n’accorde aucune note lors du déroulement du dernier tiers.
En 1966, le 16 octobre, après vint-sept ans, la musique rejoua le jour des adieux d'Antonio Bienvenida le jour de ses adieux en tant que matador. L’évènement se produisit durant le combat du sixième toro de María Montalvo. Antonio "brinda" son dernier toro à son frère Pepe et, avec la permission du président, la banda de música lança les notes joyeuses d’El Gato Montes.
Depuis, "punto y bola" !
PS. Une erreur dans les dates de parution nous emmène à vous proposer cet article un mardi. Les deux parties qui suivront seront consacrées à la suite de Guerre civile, franquisme et tauromachie comme il était prévu !
Le Franquisme, régime dictatorial du général Franco, s’étend de 1939 à 1975. Trente-six ans sous le glaive du dictateur, c’est extrêmement long. Ces années laisseront à jamais aux citoyens espagnols, les séquelles d’un traumatisme profond. Beaucoup d’entre-eux s’éloigneront de la politique pour vivre en essayant d’oublier la dure réalité, souhaitant se consacrer à leur bien-être fragile. Le régime garde sous contrôle tous les aspects de la vie des Espagnols laissant ceux-ci dans un espace restreint et tentant au maximum de les mobiliser politiquement en développant quelques divertissements.
« Bien qu’il en coûta de l’admettre, tant aux phalangistes de conviction qu’à la hiérarchie du catholicisme comme à ses intellectuels, l’encadrement de la population ne pouvait passer exclusivement par l’adhésion enthousiaste.
Aussi le régime laissa-t’il se développer toute une culture du divertissement, surtout lorsqu’il apparut, vers la fin des années 1940, que celle-ci œuvrait mieux à sa pérennisation que les exaltations guerrières ou religieuse et pour autant, bien entendu, qu’il fût fait silence sur toute une série de questions. » Alexandre Fernandez, Les Espagnols de la guerre civile à l’Europe. 2008.
C’est dans ce contexte que la tauromachie devient un enjeu du pouvoir en même temps qu’une pratique permettant aux foules de se distraire.
Mais avant de développer cette période, revenons quelques instants en arrière, aux années 1930 à 1939.
La guerre civile : les prémices et le conflit
En avril 1931, le succès des républicains espagnols aux élections municipales amène le roi Alphonse XIII à abdiquer puis à s’exiler. La Seconde République est proclamée le 14 avril. Un gouvernement de coalition socialiste et libéral est formé sous la présidence de Niceto Alcala Zamora.
Le 16 février 1936, le Front populaire l’emporte avec une large majorité à la Chambre des députés, les Cortes ; le 11 mai, Manuel Azaña devient président de la République et Santiago Casares Quiroga, chef du gouvernement. En juillet, des violences politiques éclatent, des assassinats sont perpétrés comme celui du chef de l’opposition nationaliste, José Calvo Sotelo, personnalité de l’extrême droite. Le 17 juillet, l’armée du Maroc se soulève, l’ordre de rébellion est transmis dans toutes les garnisons espagnoles. Les milices des partis de gauche s’opposent les armes à la main… le conflit ne cessera que le 1er avril 1939.
Durant les années de la République, le monde taurin se structure et les organisations républicaines organisent des corridas pour venir en aide aux chômeurs, aux déshérités. En 1934, le gouvernement supprime l’interdiction faite aux femmes de toréer, au nom de la libération de la femme. Mais durant la guerre, compte tenu des évènements, l’activité tauromachique sera fortement réduite surtout dans la zone républicaine et de nombreux éleveurs en seront victimes, voyant leurs cheptels se réduire voire disparaître.
Avant le déclenchement des hostilités, le milieu ganadero était en ébullition. C’était la discorde au sein des éleveurs. La Unión de Criadores de Toros de Lidia créée en 1905, dictait sa loi et cela a fini par lasser nombre d’adhérents. Le torero-ganadero Juan Belmonte García fonda la Asociación de Criadores de reses bravas en 1930. En 1934, la situation se complique avec la création de la Sociedad de Ganaderos de toros de lidia après de nouvelles scissions. Elle est aussi appelée "groupe de Murube" du nom de son instigateur. Ce chaos entre les ganaderos mais aussi entre les empressas et les criadores se prolongera jusqu’à la fin de la guerre.
À cette date, le quart des élevages est anéanti (30 sur 120). Cependant Franco maintiendra cette activité, veillant aux élevages de la Basse-Andalousie où il planifiera les abattages destinés à la nourriture de son armée, préservant de la sorte le cheptel reproducteur. Le régime se servira de la corrida et on attribuera un caractère national et patriotique aux toros. Le franquisme n’est certainement pas à l’origine de cette croyance mais il va l’accentuer et le populariser. Nous le verrons, la Fiesta nacional sera un élément indiscutable de l’identité espagnole.
Depuis longtemps les progressistes considèrent la corrida comme une manifestation de l’Espagne décadente. Un décret du gouvernement républicain sera pris à Valence le 10 juillet 1937, interdisant les corridas, décret qui ne sera guère appliqué. Cette décision incitera des toreros comme Marcial Lalanda et Manolete à rallier le camp des partisans de la corrida.
Durant le conflit, des corridas de bienfaisance sont organisées au profit des œuvres militaires franquistes. Le 12 février 1939, une corrida est organisée aux arènes de San Fernando à Cadix en faveur des Jeunesses Féminines de la Phalange. Les toreros Juan Belmonte Campoy – ne pas confondre avec Juan Belmonte García –, Pepe Bienvenida et Pepe Luis Vázquez sont au cartel.
Beaucoup de toreros seront opportunistes se divisant selon la zone politique dans laquelle ils se trouvent. La minorité qui participera aux combats le fera plutôt par obligation, rarement par conviction. Certains dans la zone républicaine rejoindront les nationaux. Quelques uns, contrat en poche pour toréer en France, en profitent pour s’y réfugier ou s’enfuir en Amérique latine.
Le cas de Domingo Ortega est le plus connu. Le 29 août 1936, il torée à Valence pour les milices populaires. Il "brinde" un toro au comité exécutif de la République. Il sort des arènes a hombros porté par des miliciens. Grâce à ce triomphe, il obtient un sauf-conduit qui lui permet de venir en France… et de revenir en Espagne mais dans le camp nationaliste… le 24 mai 1939, il participera à la "corrida de la Victoire" en hommage à la "Glorieuse Armée".
Ceci se déroulant à Las Ventas, présidé par Franco. Les toros sont de Coquilla et les acteurs sont : Antonio Cañero à cheval, Marcial Lalanda, Vicente Barrera, Pepe Amorós, Domingo Ortega, Pepe Bienvenida et Luis Gómez "El Estudiante". La devise "¡Arriba España!" orne les muletas de Lalanda, d’Ortega et de Pepe Bienvenida. Retentissent l’hymne national et celui de la Phalange. Marcial Lalanda avant la Guerre civile s’était opposé aux autorités républicaines comme président de l’Association des Matadors. Réfugié en France et notamment dans le Sud-Ouest, il avait pris parti des insurgés.
Certains toreros combattront pour la République : Luis Mera, Luis Ruiz "Lagartija", José Sánchez "Madriles", Adolfo Guerra…
La 96e brigade mixte de l’armée populaire républicaine s’était constituée en juin 1937 à Murcie à partir du bataillon de Francisco Galán et de "milices taurines". Composée de plusieurs corps – infanterie, cavalerie, artillerie – elle comprend 3 700 soldats et 150 officiers. Beaucoup de ses cadres sont des toreros. Cette brigade interviendra sur le front de Teruel entre juin 1937 et la fin de la guerre.
Dans la zone nationaliste, quelques toreros ont connu aussi de tragiques destinées.
José García Carranza né à La Algaba (Séville) en 1902. Algabeño hijo était considéré comme l’un des meilleurs matadors de son époque. Il est à Séville lorsque la guerre éclate et se range dans le corps nationaliste. Agent de liaison du général Gonzalo Queipo de Llano, il est tué au combat le 30 décembre 1936.
Victoriano Roger "Valencia II" appartient à la Phalange, il sera exécuté par une brigade populaire.
Après 1939, pour des raisons politiques, quelques toreros seront victimes de la répression franquiste.
Le torero Luis Prados Fernández "Litri II", chef de brigade et le novillero Juan "Fortuna Chico" Mazquiarán seront chacun condamnés à trente ans de prison, commués en vingt ans ; ils seront remis en liberté surveillée en 1943. Le capitaine et novillero Manuel Vilches "Parrita" évitera la répression. À la fin de la guerre, il disparaît, est condamné par contumace mais vit anonymement à Algeciras en 1941.
Le commissaire de guerre, Silvino Zafón "El Niño de la Estrella" reprend en 1939 sa carrière de torero à Barcelone. Soupçonné de collaborer avec des antifranquistes à Castellon, il est arrêté en 1945, puis relâché, il émigrera en France. Dernier torero à prendre l’alternative en terre républicaine à Barcelone, en pleine guerre, le 16 mai 1937. Il décédera le 14 mars 1963 à Orange dans un accident au guidon d’une mobylette. Il repose en Arles. Son nom est reproduit sur l’étiquette d’un anis bien connu en Aragon (voir photo).
Durant les premiers mois de l’année 1936, le nombre de corridas diminua sensiblement. Le chômage, la misère marquaient la situation sociale et économique du pays. Quant aux jeunes, profondément politisés à gauche et à droite, pris dans un militantisme actif, ils étaient déjà bien occupés. Par ailleurs, une partie du public subissait l’influence de la campagne d’extrême gauche tendant à obtenir la suppression des spectacles taurins « dénigrant l’Espagne aux yeux des étrangers ».
Il y aura également cette opposition d’intérêts professionnels menée par Marcial Lalanda, qui aura pour conséquence d’éloigner durant quelques temps les toreros mexicains des arènes européennes, le fameux "pleito".
La temporada 1936 compta 76 corridas jusqu’au déclenchement du conflit. À Madrid, le dernier paseo du temps de la paix eut lieu le 5 juillet avec Chicuelo, Maravilla et Valencia II, les toros de l’élevage de López Cobo. Le 12 juillet à El Ferrol – cité natale de Franco – les frères Bienvenida estoquaient un encierro de la Viuda de Félix Gómez… les ruedos furent délaissés car les chefs nationalistes décrétèrent la suspension de tous spectacles taurins et autres dans la zone qu’ils contrôlaient. Côté républicain, l’interdiction interviendra plus tard, le 4 juillet 1937, lorsque le gouvernement se sera replié de Madrid à Valence. Donc, eurent lieu dans cette zone dans la deuxième partie de 1936, 20 corridas et 17 festivals. Dans le secteur franquiste, on organisa 11 festivals compte tenu de leur caractère de bienfaisance. Tous ces spectacles se déroulent dans un climat particulier, dans un but patriotique, les toreros y participant la plupart du temps bénévolement. À Barcelone, le 16 août 1936, les toreros défilèrent coiffés du calot de milicien portant l’étoile rouge à 5 boucles et ils saluèrent le poing levé au son de l’Internationale. Le même jour à Madrid, les hommes en piste avancèrent de même, au son de l’Internationale et de Bandera Roja.
Dans la zone franquiste, le premier festival se déroule à Huelva, le 11 octobre. On y chante l’hymne Cara al sol et les toreros qui défilent en saluant à la romaine, sont accueillis au cri de "¡Arriba España!" se substituant au traditionnel "¡Viva España!" Le dernier jour de l’année 1936 fut marqué par un article virulent de l’organe anarchiste Solidaridad Obrera qui réclamait encore l’abolition de la corrida, au prétexte que tous les toreros – du moins les "grands" – étaient d’horribles fascistes ! 1937 verra les quatre dernières corridas se dérouler du côté républicain, une à Valence, trois à Barcelone dont la dernière, le 12 septembre et la Fiesta brava disparut totalement de l’Espagne républicaine.
Dans les élevages du Centre, il n’y avait plus de bétail disponible, les toreros eux, avaient émigré en grande partie dans le camp nationaliste. Seuls quelques matadors épousèrent la cause républicaine : Félix Almagro, Enrique Torres, Florentino Ballesteros… et les plazas furent utilisées dans chacune des zones comme camps de prisonniers ou de casernements.
Puis dans les régions contrôlées par le Movimiento – mouvement national franquiste – les spectacles taurins reprennent. Seront organisés au cours de la temporada, 56 corridas et 8 festivals. En face, les soldats républicains sont frustrés.
Durant cette année, de nombreux matadors ont pris le chemin de l’Amérique : Manolo Martínez, Cagancho, Victoriano de la Serna, Carnicerito de Málaga, Domingo Ortega, Jaime Noain,… ils vont rechercher l’intérêt économique qu’ils ne trouvent plus en Espagne.
En 1938, la saison débute à Talavera de la Reina, le 6 février avec une corrida de Sánchez pour Marcial Lalanda, Manolo Bienvenuda et Cayetano Palomino. Le total des corridas de cette temporada s’élève à 73.
Dernière année de guerre, 1939 et avant la reddition de Madrid le 29 mars marquant la fin des hostilités, deux corridas se sont déroulées, le 8 janvier à Málaga et le 8 février à Castellon.
Une fois les armes déposées, Barcelone va renouer avec la tauromachie, le 2 avril dans la plaza Las Arenas : Marcial Lalanda, Pepe Bienvenida, Victoriano de la Serna avec des toros de Sánchez Fabrés. Puis à Madrid, la "corrida de la Victoire" (voir plus haut). La recette fut excellente, les acteurs tous bénévoles. Les fonds recueillis ne furent pas versés à une œuvre charitable, non, la totalité fut remise au seul généralissime Franco !
La temporada s’effectue normalement et on compte 124 corridas, 146 novilladas et 43 festivals. Beaucoup de ces spectacles sont à caractère charitable. Malgré le prix des places prohibitif, frappé de nombreuses taxes, les Espagnols répondent présent, la corrida servant d’exutoire. Cette année-là, Manolete prit l’alternative le 2 juillet à Séville.
Ces années auront donc vu l’extermination d’une grande partie de l’élevage de bravos. Outre les vengeances, la haine, l’anarchie régnantes, se rajoutaient le problème alimentaire et la pénurie de viande. On a estimé à 12 000, le nombre de bestiaux abattus durant le conflit. Huit ganaderias ont été totalement exterminées, d’autres ganaderos récupérèrent quelques bêtes échappées du massacre.
Paradoxe, la Fiesta brava va connaître une grande popularité malgré la décadence inévitable due à la diminution marquée du cheptel.
En Espagne, "avant-hier", c’était la révolution créée dans le toreo par Juan Belmonte qui paraissait détruire tout ce qui constituait les règles fondamentales du toreo. Elle était basée sur les qualités morales du toro qui permettait ou non, ce "nouveau toreo". Et cela consistait à ce que pris dans le leurre, manié au rythme de la charge, l’animal ne voyait que la flanelle et ne pouvait suivre d’autre chemin que celui qui lui était indiqué.
Belmonte, pour l’appliquer, se trouva aux prises avec d’énormes difficultés ; puis, aux côtés de son jeune confrère José Gómez Ortega Gallito, Joselito – dont nous honorons, cette année, la mémoire cent ans après sa disparition –, ayant appris à dominer, il toréa "à sa manière" quand les toros le permettaient ou quand il avait pu les réduire.
Le bétail n’était déjà plus celui du début du siècle (XXe) ; la région de Salamanque faisait à la corrida un apport massif mais la zootechnie n’avait pas encore réalisé les progrès qui permirent la création du toro "presque régulièrement facile".
Aussi, la période qui fut celle des belles années tauromachiques, "l’Âge d’or" du toreo, celle de l’après-guerre de 1918 jusqu’à la Guerre civile espagnole de 1936, permit de voir une majorité de toros de poids et de respect, "toréés" par une majorité de toreros qui savaient dominer, réduire et profiter de toutes les qualités morales de leurs adversaires. Ils avaient pour nom : Chicuelo, Granero, Marquez, Lalanda, Barrera, Armillita, Manolo Bienvenida, Domingo Ortega. Joselito avait quitté la planète en 1920, Belmonte débutant dans les années 1910, déserta les ruedos en 1936.
Mais pour certains aficionados, cette période fut celle de la monotonie, monotonie que l’on peut appeler "régularité taurine". Ces toreros étaient de qualité relativement égale, ils avaient simplement un genre de toreo différent, soit artistique, soit dominateur dont la confrontation maintenait élevé le niveau de l’afición.
Les toros étaient braves, souvent nobles et leur présentation entretenait l’émotion qui est à la base de la corrida.
Bien sûr, tout n’était pas parfait et la critique s’en donnait à cœur joie. Dans les années 1920, étaient apparus la nouvelle pique, la raie blanche, le caparaçon, la sortie des picadors après la suerte, la suppression des banderilles de feu… la révolution !
De 1936 à 1945, les évènements, les conflits privèrent l’aficionado de son spectacle favori. Lorsqu’il revint aux arènes, la corrida lui avait réservé de grandes surprises.
Ici, nous pénétrons dans le monde d’"hier".
L’aficionado se trouvait devant un toreo différent, moderne qu’avait créé Manolete. La révolution n’était qu’une nouveauté, un toreo fait de quiétude, statisme et une certaine froideur.
Pour révolutionner un art, vous en conviendrez, il faut, après avoir ébranlé les fondations, faire tomber l’édifice qui reposait dessus et reconstruire sur les ruines. Manolete avait seulement ébranlé l’édifice et ce toreo nouveau comportant une part d’habileté et de facilité, était favorisé par la diminution sans cesse croissante de la taille, du poids, de l’âge et de l’armure de l’animal.
La Guerre civile venait de s’achever et les ganaderias qui survécurent au conflit, n’avaient qu’un maigre choix à offrir. Et les novillos furent vendus comme toros, le guarismo n’était même pas encore en gestation.
Cette marque visible sur l’épaule droite du toro correspond au dernier chiffre de l’"année de l’éleveur" – año ganadero – du 1er juillet de l’année en cours au 30 juin de la suivante. C’est à partir de 1969 que l’on marqua de leur année de naissance les jeunes becerros et becceras. Donc, c’est à partir de 1973 qu’apparut le guarismo "9" des premiers toros de quatre ans.
Imaginez toutes les tricheries auparavant ! Le toro, comme la star défraîchie, cachait son âge à ses fans, mais ici, l’animal se vieillissait !
… Et malgré tout, Manolete mourut dans l’arène, victime de la seule suerte qui n’avait pas évolué, celle du "moment de vérité" !
Les vieux aficionados, un moment intéressé, se reprirent mais à quoi bon s’indigner et protester, l’évolution se poursuivit et ceux qui auraient pu la ramener à de plus justes proportions ne faisaient rien pour cela. On s’éloignait de plus en plus de l’art orthodoxe de Joselito, de l’art "dissident" de Belmonte et du combat qui leur imposait des qualités exceptionnelles où l’intelligence était opposée à la brutalité.
Quittons le monde d’"hier".
"Aujourd’hui", nous trouvons encore quelques toreros largos et dominateurs. Par contre à propos des toritos, le campo en vomit des torrents, androïdes producteurs d’oreillettes et d’indultos.
Nous n’allons pas y revenir, sujet sans cesse rabâché. Contentons-nous d’avaler nos rations de guimauve.
Qu’en sera t’il de "demain" ?
Nous souhaitons vraiment avec force et obstination, un retour aux normes décentes de l’art tauromachique. Les peones courant le toro à une seule main ; les picadors bons cavaliers et vertueux ; le torero redevenu maestro dans sa lidia sérieuse, dominant, exécutant La faena juste, liée, efficace, de longueur soutenable devant un adversaire puissant et pegajoso par excès de bravoure.
Une faena de torero à un toro de combat.
En fait, nous demandons peu, seulement le retour aux sources.
Mais cette requête ressemble plus à une lettre au Père Noël… Noël n’a jamais été si proche !