Sommeil paradoxal ?
Le grand poète Rainer Maria Rilke, né à Prague en Bohème le 4 décembre 1875, a écrit en 1907, un troublant poème intitulé Corrida, alors qu’à cette époque, il n’avait jamais vu un tel spectacle. Il ne franchira les Pyrénées que quelques années plus tard.
Ce poème décrit la lutte et l’union du torero avec le toro où l’on voit celui-ci comme fasciné par l’homme. Il a dédié ces vers à Francisco Montes "Paquiro" né à Chiclana plus de cent ans auparavant, en janvier 1805 qui meurt dans la misère le 4 avril 1851. Rilke a composé ce poème, résultante d’un rêve éveillé après, certainement, les lectures des souvenirs de certains écrivains. Le poète n’était peut être pas partisan de la corrida, il est même dit qu’il n’aurait jamais assisté à ce spectacle. Par contre, lors d’un voyage à travers l’Espagne, Rainer Maria Rilke s’est arrêté à Ronda à la mi-décembre 1912 et y resta beaucoup plus longtemps que prévu. Il ne repartit que le 19 février 1913. Il passa donc tout un hiver dans le sud de l’Andalousie. Très prolifique, de nombreux poèmes y ont été écrits.
Corrida
In memoriam. Montes 1830
Depuis qu’il s’est, presque petit, hors du toril,
précipité, l’œil et l’oreille effarouchés,
considérant les fantaisies du picador
et les crochets des banderilles comme un jeu,
sa forme a pris, tempétueuse, de l’ampleur
- regarde : devenue une masse amassée,
énorme, résultant de vieille haine noire,
et la tête, compacte, est un poing qui se serre,
qui ne veut plus jouer contre n’importe qui,
non : redressant les dards qui saignent sur sa nuque,
derrière le baisser de ses cornes, sachant
de toute éternité devoir charger celui-ci
qui dans son habit d’or, de rose mauve soie,
tout à coup se retourne et, comme il le ferait
d’abeilles en essaim, comme s’il eût pitié,
laisse aller sous son bras l’animal éperdu
qui y passe, - pendant que ses regards, brûlants,
s’élèvent derechef, légèrement obliques,
comme si au-dehors se déposait ce cercle
que leur éclat compose et leur obscurité
avec chacun des battements de ses paupières,
avant qu’imperturbable et sans rien d’une haine,
à lui-même appuyé, placide, nonchalant,
parmi la houle forte et venant de nouveau
s’enrouler au-dessus de la vaine poussée,
il plonge son épée, avec presque douceur.
Lettres à un jeune poète d’où est issu ces vers est un recueil publié pour la première fois en 1929, un peu moins de trois ans après sa mort, recueil riche de lumineuses leçons de vie.
Il meurt après une vie de voyages et de nombreux séjours parisiens, en Suisse à Montreux, où il soignait une leucémie, le 29 décembre 1926.
Rilke a probablement lu Théophile Gautier qui trouvait Paquiro « souple » et qui écrivait « seuls ses yeux semblaient vivre dans son masque impassible ». Gautier, dès 1840, eut l’occasion d’assister à des corridas à Madrid puis Malaga. Et il se souviendra surtout des prestations de Francisco Montes "Paquiro". Ses premiers textes taurins parurent en 1843 et en 1845, ils prirent leur titre définitif : Voyage en Espagne (après Tra los montes).
Prosper Mérimée, lui, dit : « Tous les toros lui sont bons. Il les fascine, il les transforme et il les tue quand et comme il veut ». Il découvrait la tauromachie à Madrid en 1830 et écrivit Les courses de toros. Grand amoureux de l’Espagne, l’auteur de Carmen explique dans ses lettres écrites entre 1830 et 1840, divers aspects de la vie espagnole ; outre les corridas, nous trouvons : les femmes, la peinture, les métiers, les sorcières,…
Rilke écrivait : « Au fond, le seul courage qui nous est demandé est de faire face à l’étrange, au merveilleux, à l’inexplicable que nous rencontrons ».
Pour le poète, la tauromachie qu’il "rêva", lui, né sur les bords de la Vltava, portait quelques caractères relevant de l’étrange, de l’inexplicable. Était-ce vraiment un "rêve éveillé", le fameux sommeil paradoxal ?
Gilbert Lamarque