UN ENCIERRO TRAGIQUE À PAMPLONA
En octobre 2019, nous vous avions proposé un sujet sur l’encierro de Pampelune. Pour nourrir ce dossier et l’agrémenter un peu plus, voici la traduction d’un texte tiré de Historia trágica del encierro de Pamplona par Luis del Campo, parue dans la revue Toros en date du 19 novembre 1978.

« … 1947 : le 10 juillet de cette année fut marqué par un encierro cruel et douloureux qui causa la mort de Casimiro Heredia et de Julián Zabalza. Dès la fin du drame la "vox populi" avait répandu la terrible nouvelle. L’après-midi, dans la plaza, les cuadrillas des peñas portaient un crépon noir et, durant la corrida, entre les combats des toros, un silence impressionnant tombait sur les gradins et les mozos observaient une attitude statique.

Les toros étaient encore des Murubes et appartenaient à Antonio de Urquijo, auparavant doña Carmen de Federico. Ils avaient fait l’objet de louanges de la part des nombreux aficionados qui défilaient aux corrales del Gas. Cette corrida marquait aussi la réapparition du pauvre Manolete peu de temps avant le drame de Linares. Le lot de toros, bien présenté, comprenait un très bel animal, magnifique estampe du toro de lidia, qui portait le n° 11 et répondait au nom de "Semillero". Les cloches de Saint-Saturnin venaient à peine de sonner la messe de sept heures que la première bombe éclata pour annoncer l’ouverture du portail et à l’éclatement l’encierro était lancé : précédé des agiles coureurs pamplonais, le groupe toros-cabestros était compact dans la côte de Santo Domingo et arriva ainsi à la mairie avec en queue "Semillero" qui, dès la rue Mercaderes, portait son attention sur les invites du public, fusant tout au long du parcours, se laisser distancer et entrait très en retard dans la rue Estafeta, les autres restant unis jusqu’aux corrales des arènes. Inutile de montrer le péril d’un toro détaché des autres, d’autant que l’encierro change sa psychologie. Alors que groupés, ils suivent souvent comme des bœufs, levant la tête et sautant l’obstacle comme le montón, le toro isolé, solitaire, obéit à son tempérament, à ses instincts et ne suit plus la loi générale de la psychologie des masses ; le danger se fait alors plus précis et souvent la tragédie est à la pointe des cornes.

Casimiro Heredia, vaillant et excellent garçon, coureur-né de l’encierro, boucher de profession, travaillait dans la fabrique de glace de la rue Estafeta. Il accommodait alors chaque année sa passion de l’encierro et ses obligations professionnelles en courant les toros depuis le début de sa rue jusqu’au lieu de son travail. Ce 10 juillet il bavardait avec un ménage ami sous un porche de la rue, et quand les toros approchèrent il eut le temps de prononcer ses dernières paroles : « Anita, métete más adentro ; hasta luego » (Anita, place-toi plus à l’intérieur ; à tout à l’heure). Il court alors près des toros, ignorant la présence de "Semillero" à l’arrière. Personne ne saura s’il le vit ou fut surpris. Ce qui est certain c’est que le Murube, qui était tombé en poursuivant un corredor entre Mercaderes et Estafeta, suivait rapidement la rue semblant vouloir rattraper ses frères, lançant au passage des derrotes aux acteurs de l’encierro. Casimiro fut l’un d’eux, mais la fatalité voulut qu’il tombât au milieu de la rue, favorisant au sol la cornada, alors que le mozo ne put faire un suprême effort pour se dégager.

Le toro le frappa de la corne, l’enleva du centre de la rue jusqu’au trottoir et pour tous les présents, à la vue des taches de sang sur le sol, la blessure ne faisait aucun doute. Alors les vaillants mozos : un, deux… d’autres encore, citent le toro a cuerpo limpio pour l’éloigner : sa bravoure était si grande qu’il allait de l’un à l’autre, ne pouvant refuser les appels. Aussi à un mouvement du blessé à terre, il rechargea celui-ci, l’enleva à nouveau du bord du trottoir pour le jeter sur le mur. Mais la mort avait déjà presque fait son œuvre quand le jeune Heredia reçut un coup de plat de corne à l’épaule. Assisté d’un docteur et d’un religieux, spectateurs de l’encierro, le jeune mozo fut soutenu dans ses derniers moments. Conduit au poste de secours on lui reconnut la funeste blessure causée par la corne : celle-ci avait pénétré dans la région abdominale et en remontant avait labouré le foie et le poumon. Pendant ce temps le fauve, entouré des coureurs, avait suivi la rue Estafeta.

A l’entrée de la plaza les mansos l’attendaient avec les conducteurs pour le conduire mais le toro ne suivit pas les bœufs et chargea dès l’entrée de l’arène un meneur qui, son bâton à la main, fuyait et eut la présence d’esprit, au souffle de l’animal, de faire un écart qui le sauva, la corne perçant la chemise et effleurant la peau. Alors la bête, furieuse, bondit sur le coureur suivant qui oblique à droite dès l’entrée, est déviée par son élan, mais rectifie sa course et presse l’homme, l’atteint et le retourne contre les planches. Déjà les capes de "Chico de Olite" et "Niño del Matadero" enlèvent le toro, un corps retombe sur le sable : cent bras se tendent et enlèvent le garçon pendant que les capotes tirent l’animal vers le passage d’accès aux corrales. La bombe claque, l’encierro est terminé, un filet de sang laisse une trace jusqu’à l’infirmerie où le blessé est examiné : « Un énorme grand trou au niveau de la région scapulaire gauche signale l’entrée de la corne qui a fracturé les quatrième, cinquième et sixième côtes, déchiré le poumon gauche, percé le médiastin et perforé le poumon droit. Autre blessure, traduite en simple coup de pointe, sur la face externe de la partie supérieure du muscle droit » (Traduction littérale du texte).
On tamponne les blessures, pompe l’hémoptysie accompagnée des râles de l’agonie. Le pouls ne réagit pas aux toniques injectés. Les sacrements sont administrés. Tout est terminé en trois ou quatre minutes après l’entrée du blessé à l’infirmerie.
« Deux morts dans la matinée », tel fut le drame causé par "Semillero", toro de bandera, d’une extrême noblesse, qui permit à Gitanillo de Triana et Manolete d’offrir l’essence même de leur art à la cape et au vaillant torero Marín, qui le tua d’une grande estocade, de réaliser une des meilleures faenas de sa vie. "Semillero", bien que durement châtié par le piquero, lutta bravement sans jamais ouvrir la bouche jusqu’à la mort. »

NB. Une seule photo (voir légende) correspond à ce jour funeste, les autres sont proposées pour l'illustration.
…
Depuis cette date de 1947, hélas, l’histoire s’est répétée le 13 juillet 1980. Cette journée a, elle aussi, enregistré également deux décès par un même toro. Il s’agit d’"Antioquio" de Guardiola.
Depuis 1924, date de la première victime documentée de l’histoire, on recense seize morts, le dernier en 2009, le 10 juillet par un toro de Jandilla.
Mais je crois pouvoir vous annoncer qu’à Pampelune, cette année, aucun ne périra sur le pavé !

Mais l’histoire est belle pour Marín malgré la tragédie – Luis del Campo est avare de détails à son sujet.
Julián Marín Arnedo est un modeste torero navarrais. Une fois l’encierro terminé, il alla frapper à la porte de la chambre de Manuel Rodríguez "Manolete". « Maestro, laissez-moi tuer votre deuxième toro... » Manolete comprend et accepte. Et lors de cette tarde « plombée », Julián coupe les deux oreilles et la queue de "Semillero" !
Une question d’honneur pour el león navarro !

Il est mort à 81 ans, le 9 décembre 2000, né à Tudela le 14 octobre 1919. Il prit l’alternative le 7 juillet 1943, premier jour des Sanfermines, Pepe Bienvenida comme parrain et Manolete, témoin, comme il le fut en ce jour si singulier de 1947, toros de Samuel Hermanos*.
Il avait commencé à toréer en 1937 à l’âge de 18 ans. Durant 6 ans, il prit part à 161 novilladas – quand aujourd’hui certains se contentent de deux douzaines au mieux !
Le navarrais, en une seule temporada, toréa 8 fois à Barcelone, et lors d’une autre, 7 fois à Valence.
Julián Marín prit part à onze temporadas, défilant 193 fois comme matador dont 33 en Amérique du Sud et en Afrique du Nord.
Il fit sa despedida dans sa chère plaza de Pampelune, le 18 juillet 1953.
Il débuta sans chevaux à Madrid, le 8 juillet 1939 en novillada nocturne. Ceci l’amena à y faire sa présentation officielle, le 17 août 1941 en festival piqué combattant des utreros de García Boyero et Enriqueta de la Cova ; complétaient le cartel Alcalareño hijo et El Ferroviario.

Deux ans plus tard, il confirme à Madrid le 3 juin 1945. A cette occasion, c’est le mexicain Cañitas qui lui cède les trastos en présence de Morenito de Talavera, les toros sont du fer de Graciliano Pérez Tabernero.
A Pampelune, il "actua" 36 fois, 21 en corridas comme matador, coupant 29 oreilles et 4 queues, 6 comme novillero, coupant 4 oreilles et une queue, et participant à 9 festivals.
A Tudela, dans la cité qui l’a vu naître, il défila en 47 occasions. Durant la guerre civile en 1937 et 1938, il torée 15 festivals. De 1939 à 1943, il intervient à 7 autres reprises et coupe 20 oreilles, 6 queue et une patte. En tant que matador, il y défile 16 fois, 10 corridas pour 22 oreilles, 6 queues et une patte et 6 festivals.

Il alterna à maintes occasions avec Arruza, Manolete, Bienvenida ou Domingo Ortega.
Une fois retiré, jeune, à 34 ans, il participe à 9 festivals. Ole !
Un mozo de la Ribera persévérant et honnête, invité pour les corridas dures.
Domingo Ortega a dit de lui qu'il était l'un des lutteurs les plus complets qu'il ait jamais connu.
Cositas est heureux de remettre un obscur en pleine lumière !

Julián avait un frère, Isidro, torero comme lui. Ce sera l’occasion de le rencontrer bientôt.
* Samuel Hermanos.

Les trois frères Melquiades, Leonardo et Samuel, héritiers de Gil Flores, s’unirent en 1914 afin de créer un autre bétail que celui de caste Jijona. Cette nouvelle devise est nommée Samuel Hermanos provenant des achats successifs de Patas Blancas de José Vega et du fer prestigieux d’Eduardo Olea d’origine Marquis de Villamarta. Melquiades décède en 1931, puis éclate la guerre civile. Les fincas sont situées en zone républicaine, très mauvais en matière taurine. Les Flores sont arrêtés, le troupeau décimé. En 1939, le conflit terminé, il ne reste plus – dit-on – qu’une dizaine de vaches et quelques toros marqués du fer S. Hermanos. Leonardo décédé, Samuel se sacrifiera à la reconstruction de la ganaderia. Dès 1945, la devise retrouve la reconnaissance. Mais, deux ans plus tôt, le 7 juillet 1943, qu’en était-il, sachant que les empresas n’avaient guère le choix par l’appauvrissement des élevages ?
Gilbert Lamarque