L'exaspérante altérité
… Face sombre, visage lumineux…
Joselito torero très dominateur, au répertoire très large et banderillero exceptionnel, tuait rapidement notamment a recibir. Un torero largo.
Peu de documents filmés à cette époque, sinon la corrida à Madrid du 3 juillet 1914, corrida de la encerrona du maestro avec les toros de Vicente Martínez : corrida de 6 toros + 1 sobrero, triomphale, à l’âge de dix-neuf ans.
Par sa science des toros, il a jeté les bases du toreo moderne et l’aficionado ne peut nier l’apport de Joselito à la tauromachie.
Il restera le torero suprême, lui qui, défiant les anciennes gloires, obligea Bombita et Machaquito à quitter le ruedo. Seul, Belmonte s’opposera à sa suprématie.
Le 2 mai précédant cette corrida du 3 juillet, Belmonte avait signé un de ses grands triomphes.
Si Joselito fut le torero impérieux, technique, Belmonte se montra certes souvent pathétique mais offrant un toreo immobile soulevant une espèce de magie. Du classique chez Gallito, du révolutionnaire chez Juan.
Et ce fameux toreo moderne n’est que le fruit de leur conception différente. Un bémol aux louanges de l’un et de l’autre car peu de détails critiques et même techniques apparaissaient dans les pages des journalistes "gallistes" ou "belmontistes".
Ces deux sommités, pour des personnes modérées, resteront sur la plus haute marche, démonstration faite par la création de la peña Los de José y Juan. Leur rivalité coupera l’Espagne en deux, mais nos deux diestros furent les meilleurs amis du monde.
Docteur Jekyll et Mister Hyde
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Il a été écrit quantité de pages sur Joselito, sa vie, sa carrière… mais était-il le vertueux torero que l’on nous assène sans cesse gentiment ?
N’a t’il pas recherché les facilités occasionnées par un toro amoindri ?
N’a t’il pas "monté" des cartels auxquels il participait afin d’évincer un concurrent encombrant ?
N’a t’il pas, au vu de son succès, de sa notoriété, augmenté ses cachets ?
N’a t’il pas, en additionnant ces trois points, porté préjudice aux aficionados ?
Sa mort prématurée a grandi son image ; Joselito vivant, à la prospérité grandissante, put se permettre plusieurs sorties de route. Il en fut de même de certains autres toreros dominateurs en leur temps.
S’il débuta comme novillero puis comme matador avec beaucoup de zèle, très vite – sa carrière fut courte –, il contraignit les ganaderos à des sélections pour un toro plus facile à toréer, plus léger aussi. Cette action imposa sur le marché les ganaderias d’origine Vistahermosa, laissant la part du pauvre aux autres sangs.
Dans les années 1910, aucun ganadero castillan, andalou ou navarrais n’avait d’autre ambition et d’autre désir que de produire des toros les plus beaux, les plus braves et les plus puissants qu’ils soient.
Belmonte et Joselito arrivèrent, les petits toros aussi et l’art se mesura au nombre de passes.
Précédemment, les faenas du Gallo ou de Gaona étaient moins longues car avec des toros de cinq ans, on ne dépassait pas la vingtaine de passes.
Les toreros des années 20 profitèrent de cette aubaine et exigèrent de surcroît, des honoraires excessifs.
Joselito, conscient de l’éloignement du public causé par le prix du billet, se fit le "promoteur" de grandes plazas comme Séville ou Barcelone. En remplissant ces arènes, le torero recevait un cachet conséquent sans que l’aficionado paya plus cher. Mais encore fallait-il remplir les tendidos !
Joselito et ses deux visages mais sûrement une face ensoleillée plus large, un torero transformé en mythe par sa mort brutale à Talavera de la Reina, sans pouvoir bénéficier des nouvelles formes du toreo dont il fut l’initiateur.
Joselito avait à peine 25 ans quand il rencontra la corne de "Bailador". Ici débuta le mythe.
Belmonte qui connut ses premiers triomphes au printemps 1912, rangea ses outils en 1936, sa carrière fut plus longue certes, que celle de l’infortuné Joselito, son existence aussi bien que sa conclusion fut moins glorieuse. Il mit fin à ses jours, se tirant une balle dans la tête, le 8 avril 1962, il flirtait avec ses 70 ans.
L’année passée fut celle des hommages à Joselito à l’occasion des 100 ans de sa disparition et il est bon aussi d’effleurer les zones plus sombres de ces preux maestros. Tout ceci n’enlevant rien à l’énorme personnalité de José Gómez Ortega alias Joselito et de ses semblables.
Les critiques abondent
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Juan Belmonte, le novateur, écrit dans ses mémoires rédigées en 1935 par Manuel Chaves Nogales : « Actuellement, le torero fait tout ce qu’il veut avec le toro. Il ne lui manque plus que d’apprendre à le manger vivant. Par ce chemin, la lidia devient fatalement un spectacle de cirque au goût moderne. Mais l’élément dramatique, l’émotion, l’angoisse sublime de la lutte sauvage se sont perdus. La technique du toreo est chaque jour plus parfaite. On torée chaque jour mieux, plus près, plus artistiquement… et, cependant, les toros offrent, chaque jour, moins d’intérêt. »
Joseph Fourniol, pionnier de l’afición vicoise, revenant en 1945 des corridas du Pilar à Saragosse, déclarait qu’au troisième toro on avait déjà l’impression d’avoir tout vu… et même assez vu. Cela était plus tard dans le temps.
Un autre témoin de l’époque est intéressant à suivre. Il s’agit de Jean Cistac de la Rainais "Juan Leal" (Bordeaux 1895 – Pau 1979) – déjà évoqué dans ce blog – qui publia son premier compte-rendu dans la revue toulousaine Le Toril en 1922. Il était témoin des œuvres de Machaquito, Bombita, Rafael El Gallo ou Cagancho ainsi que de Joselito (peu) et Belmonte. Il avait une conception "classique" de l’afición. Il se battait sans cesse contre les fausses valeurs de la torería, « les joliesses du toreo tarabiscoté, l’esthétisme à tout prix et l’amoindrissement corollaire de la sauvagerie du toro. » Le Paseo des ombres. Tome 1. Atlantica 2001. Juan Leal restera ce critique taurin prestigieux qui influença de nombreuses générations d’aficionados. Un vrai défenseur du vrai toro sans quoi il n’y aurait pas de vraie corrida.
Voyant l’Espagne taurine en observateur intransigeant, voici ce qu’il écrivait en 1950 :
« Le mal est venu du rôle prépondérant qu’a, là aussi, pris la presse dans le lancement et le maintien à leur rang, le soutien des vedettes. Un torero se lance comme un dentifrice, un stylographe ou un apéritif. Quand un garçon doué a eu quelques succès légitimes, un "apoderado", un manager, qui croit en son avenir, l’adopte. Dans tous les endroits importants où se célèbrent des corridas, il assure pour le pousser, le concours de journalistes douteux, critiques marrons. Ceux-ci, dès lors, ne cessent d’imprimer le nom et la photo du matador, à tout propos et même hors de propos. Ainsi crée-t’on l’obsession, la frénésie de le voir à tout prix, qui fait qu’un impresario acceptera de lui payer des cachets astronomiques, sur lesquels il y aura de fortes ristournes pour ceux qu’on commence à nommer "les maquereaux de la corrida", d’un terme dont on nous pardonnera la triviale verdeur, pour sa puissance et sa justesse expressive. Les moindres succès sont mués en triomphes indescriptibles. Les échecs même deviennent des victoires dans les éditions destinées à être lues loin de l’endroit où le matador a flanché ! Par ces méthodes, pour lesquelles il n’y eut jamais de frontières fermées, un matador de second plan a vu, en France, en 1946, ses cachets escalader les hauteurs jusque là réservées aux vedettes. Et, en Espagne, Manolete et le Mexicain Arruza ont encaissé par soirée des honoraires scandaleux de 50.000 douros, plus de trois millions de francs à ce moment-là . »…
Puis, « A Barcelone, autrefois le fief du bétail léger et jeune, cher aux primats du jour, le vent a tourné au point que c’est là qu’en 1947 et 1948 on a vu le plus de toros présentés comme ils doivent l’être. Mais l’insignifiance de certains lots, celui en particulier avec lequel Luis Miguel Dominguín, qui y avait invité à ses frais, la presse de toute l’Espagne, toréa seul une demi-douzaine de cabris, plus un réserve à peine un peu plus grand et sans doute du même aussi jeune âge, donne à penser que, dans cette ville cosmopolite, l’atmosphère taurine n’est pas encore devenue celle de Bilbao, puisqu’on y goûta Dominguín pour ses quites variés, tantôt en gaoneras, tantôt en faroles, au point de l’égaler à Joselito. »
Manolete...
Nous l’avons vu, après l’Âge d’Or, succéda l’après-guerre, époque dominée par Manolete…
Le peintre Roberto Domingo répondait à une question sur ce qu’il pensait du cordouan : « Oui, bien sûr, c’est un grand torero, mais si monotone ! »…
… et son toreo de profil !
Manolete, en qui on voulut voir le génie du toreo dit statutaire.
« L’homme de profil s’efface dans la zone défilée par rapport à la trajectoire des cornes. Il ne dévie plus le toro. Il le laisse passer droit, se rangeant le long de son chemin, bien qu’ensuite, au moins dans les passes en rond, il le fasse en "courant la main" tourner autour de lui. Mais, alors, il ne commence à guider sa course qu’après que la tête dangereuse a passé. »
"Islero" avait été "afeité" deux fois, sa tête disparut, enterrée on ne sait où. Camara reignait en maître et si on "afeite" des cornes pour tel ou untel, les autres toreros à l'affiche le savent et s'ils ne pipent mot, vous comprenez qu'ils avaient aussi quelque intérêt.
Depuis Manolete, la critique a toléré, avec une complaisance coupable, servir de profil les suertes qui doivent l’être de face alors qu’à toutes les époques, c’était le fait des mauvais toreros. Belmonte, lui, fut applaudi, citant presque toujours de face, chargeant la suerte.
L’alegria, dans le toreo, c’est le plaisir, la joie, la vie, une dose de légère fantaisie, une dose de grâce virile. Manolete en fut exempt, détenteur d’une austérité guindée, d’une tristesse peut-être due à l’absence du vrai toro ! (hum !)
Dominguín...
… « Faire tourner le toro autour de soi et à la poursuite du leurre, en prolongeant la suerte le plus longtemps possible, comme le fit, en mai 1949, à Madrid, après l’avoir mis au point à la Feria de Séville, Luis Miguel Dominguin, le tordre sur lui-même dans le moins d’espace, et le tenir le mufle constamment dans le sable, non seulement servent à la défense de l’homme, mais brisent beaucoup plus durement que le toreo plus large et plus haut les moyens physiques des toros qu’on réclame par ailleurs plus légers, pour qu’ils s’essoufflent moins vite, et plus jeunes, afin qu’ils passent plus de temps et dans plus de suertes, sans se lasser ,– mais qui, du coup, sont infiniment moins redoutables. C’est en ceci, et en ce qu’on loue comme prouesses des manœuvres dont l’effet est au contraire dans le sens de la réduction du risque, que ce toreo entre dans le cadre de l’illusionnisme et s’incorpore aux artifices. »
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… Et les publicités se multiplièrent par le développement de la photographie et chacun entreprit de prendre la posture, de cape ou de muleta.
Pourtant, seul le geste compte.
On ne peut pas décréter qu’avant 1910 environ, la corrida n’était que mobilité et "lourdeur" ou que l’attrait artistique du toreo est né avec Belmonte. Dans le dernier quart du XIXe siècle, l’art de la lidia avait connu une ère de splendeur haussée par Lagartijo, soutenue par la suite par Antonio Fuentes et Guerrita. Plus tard, certains considérèrent que l’art de toréer démarra avec Manolete, Belmonte étant déjà ringardisé.
Enfin, l’art reste l’art sans progrès particuliers, simplement se succèdent des étapes d’esthétiques différentes. La corrida en tant qu’art ne sera jamais moderne ou démodée.
Pour en revenir à la séance photos, laissant de côté les fameuses postures, il est indéniable lorsqu’on regarde des photos des années 1900/1915, que les toros étaient grands, charpentés et terriblement armés. Ils sont dans l’histoire du toreo, les plus durs, les plus grands. Ce sont eux qui résistèrent à la pique la plus meurtrière à jamais employée, celle de 1906 qui était sans rondelle d’arrêt !
Les années passèrent, les toros rétrécirent avec toutes leurs tares, pour grandir à nouveau mais complètement vidés des qualités intrinsèques du bravo.
Le toro reste l’axe du spectacle, son facteur impératif.
Ojeda...
… Mais avant de revoir les toros grandir, on remarqua, certains admirèrent Paco Ojeda, la vedette dont José Luis Marca, son beau-père, l’apoderado des figuras, garantit le succès par les "jolis" petits toros bien choisis. En 1983, à Mont-de-Marsan, ses compagnons profitèrent de l’aubaine : Niño de la Capea et surtout El Yiyo triomphant avec quatre oreilles. Super toreo du trio avec de super… petits La Quinta ! Mais le trapío de certains et les armures des autres n’effacèrent pas malgré tout, leurs qualités devant la muleta. Je ne retournais pas au Plumaçon pour l’édition 84. Paco ne revint pas en 85, je repris un billet pour 86 car au cartel était inscrit l’étoile montante Joselito (José Miguel Arroyo). La star réapparut en 1992 pour son ultime paseo voisinant avec Ortega Cano et Rafi Camino. Les six créatures de Sepulveda étaient légères et commodes d’armure. Vous auriez pu les invitez chez vous, le mobilier du salon n’en aurait pas pâti ! Ojeda écouta deux silences, l’ombre de lui-même, le ver se tortillait dans le fruit. Sa carrière se termina bien vite pour des raisons de santé. Il retourna plus tard dans les ruedos, juché sur un canasson, son autre passion.
« Si la mémoire divise, écrit Pierre Nora, l’Histoire peut rassembler. »
L’aficionado sait pertinemment que "tout n’était pas mieux avant". Aujourd’hui encore et toujours, quelle n’est pas la figura qui n’exige pas tel élevage, tels compagnons de cartel, et si l’âge le lui permet, ne pas être chef de lidia et tout ceci au prix fort.
Déjà au milieu du siècle dernier, certains aficionados patentés faisaient part de leur impression que la fiesta mourrait d’une agonie précipitée par la mentalité des protagonistes.
2021, oui, la fiesta est sous assistance respiratoire et non pas seulement à cause du coronavirus.
Quant à nous, aficionados, efforçons-nous de vivre avec notre temps en gardant nos rêves, nos illusions et surtout notre esprit critique. N’oublions jamais que nous sommes un des acteurs du spectacle, que le torero doit en mesurer l’importance et que le-dit spectacle ne doit jamais entrer dans la banalité, sa perte d’authenticité est l’invitation à une mort certaine.
Gilbert Lamarque