Des taureaux dans les Balkans
« Une planète qui s’étend… »
écrivait Jean Lacouture dans Le Monde daté du 5 juin 1971.
« On parle de la "planète des taureaux". Petite planète, jusqu’en 1971, dont les limites se situaient à l’ouest en Baja-California, à l’est du côté de Fréjus, au nord dans la région de Vichy, et, au sud, sur les rives du lac Titicaca. Mais voilà que nous allons nous sentir plus à l’aise avec le brusque élargissement de l’espace tauromachique que nous vaut ce mois de juin : le 13, une corrida donnée à Jaén (Andalousie occidentale) avec la participation du Cordobès, sera retransmise en mondiovision et par satellite dans quatorze pays, dont la Chine (apparemment l’impopulaire). Le lendemain, c’est le camp socialiste qui est investi : une corrida est prévue le 14 à Belgrade – précédent qui donnera peut-être l’occasion à Luis Miguel Dominguín de réaliser son vieux rêve : toréer à Moscou. [...] »
/image%2F2446978%2F20211114%2Fob_95ab69_robert-piles-alternativa-torosenelmund.jpg)
À Barcelone, le 2 septembre de cette même année, le jeune Robert Piles reçoit l’alternative des mains de son parrain Luis Miguel Dominguín, témoin Palomo Linares au cours d’une corrida de Torrestrella.
/image%2F2446978%2F20211114%2Fob_4aa54f_belgrade-corrida.jpg)
À Belgrade, un mois plus tard, corridas au programme d’une semaine espagnole en terre yougoslave. Luis Miguel et Roberto sont au paseo, accompagnés du rejoneador Alfredo Conde. Belgrade, capitale de la Yougoslavie du temps du maréchal Tito, aujourd’hui capitale de la Serbie depuis 2006, le Monténégro ayant repris son indépendance.
/image%2F2446978%2F20211114%2Fob_d65cd3_280px-marsal-tito.jpg)
En 1971, Tito n’était plus en odeur de sainteté – normal pour un communiste de verdad –, les manifestations se succédaient révélant un réel malaise politique et social.
Le mauvais temps de la seconde semaine de septembre a contraint les corridas à être reportées à deux reprises, et l’attente suscitée par ces deux festivités a été quelque peu refroidie par les prix des places, prix multipliés par trois fois celui d’un match de football à Belgrade !
Elles eurent donc lieu les 3 et 4 octobre dans le Tashmajdan Stadium, le "Tas", aménagé pour la circonstance.
À cette occasion, Dominguín portera pour la dernière fois, le costume dessiné par Picasso, le peintre communiste. Un communiste en cachant un autre, en la personne du dirigeant communiste de l’ex-Yougoslavie, le maréchal Tito. Celui-ci devenu aficionado après avoir découvert la corrida en juillet 1937 à Valencia alors qu’il combattait avec le bataillon Dimitrov, l’unité balkanique des Brigades internationales contre Franco ; il avait 45 ans. Aficionado, peut-être, combattant, cela est plus improbable. Cette version nous conviendrait volontiers, mais après que le dirigeant yougoslave Milan Gorkic, faussement accusé d'espionnage ayant été fusillé par Staline, c'est à Tito que l'on proposa la direction du parti. Il vint à Paris où il organise le passage des Brigades internationales vers l'Espagne, encourageant les émigrés yougoslaves à rejoindre les brigades afin de les sauver de la répression stalinienne. Lui-même passa par la péninsule et porte le soupçon d'avoir participé aux liquidations des trotskistes... Alors ?
Rappelons aussi que le frère de Luis Miguel, Domingo, lui-même ancien torero, était un militant actif du Parti Communiste espagnol clandestin ; il s’exilera pour échapper à la police franquiste. (voir Cositas du 15 avril 2021 : "L.M. Dominguín, leaders des unes, le fiston et le tonton".
/image%2F2446978%2F20211114%2Fob_d7adfa_belgrade-arenes.jpg)
À la présidence, se trouvait l’avocat madrilène Manuel Amorós González décernant généreusement les plus hauts trophées au trio.
Les toros – nous pouvons supposer la venue de novillos – de ces deux après-midi, étaient de Carlos Nuñez, pour la première et de Salvador Guardiola pour la seconde ; pas des monstres mais de présentation correcte pour les lieux. Il était souvent offert à l’œil de l’aficionado espagnol à cette époque, le même type de gabarit. Autant vous dire que Dominguín, Piles et le cavalier Conde coupèrent oreilles et queues !
/image%2F2446978%2F20211114%2Fob_9caa96_belgrade-arenes-corrida.jpg)
Dominguín fut accroché et roula au sol lors de la première corrida, et subit aussi une blessure à la main, le lendemain, blessure soignée à l’hôpital qui nécessita six points de suture. Le public, paraît-il, applaudit les toros beaucoup plus que les toreros !
Josip Broz Tito meurt en 1980. Les toros ne revinrent jamais plus sur les bords du Danube.
Gilbert Lamarque