LE CHEVAL DE CORRIDA - 1
Notre horizon s’est brutalement rétréci, limité aux quatre murs de notre logement. Nous vous invitons à vous évader grâce au cheval. Avouez que fuir ce triste quotidien avec cet équidé a de la "gueule". Nous sommes liés à lui depuis les présentations sur les parois des grottes préhistoriques, telle que Lascaux. Il est présent dans notre culture, aussi bien dans les mythes, les légendes, les reliques que dans l’art, les jeux, les jouets et les travaux.
Levez-vous de votre fauteuil, quittez vos mules et adoptez le cheval
L’aficionado réduirait volontiers la corrida à trois éléments : le toro, le torero et le spectateur. Le cheval a pourtant toujours constitué un segment essentiel de la Fiesta Brava, même après le passage au XVIIIe siècle de la corrida équestre à la corrida à pied, bien plus populaire.
LE CHEVAL DE CORRIDA
1ère partie : l’avènement de la tauromachie.
La majorité des jeux avec les taureaux restèrent l’apanage de nobles cavaliers jusque à l’arrivée de Philippe V, le premier Bourbon sur le trône espagnol.
Ces joutes n’avaient aucune véritable dimension sacramentelle. Elles visaient à satisfaire à la fois le besoin du peuple de croire à la fête tout en s’exprimant à travers les bovins, et la volonté de certains seigneurs de s’illustrer publiquement dans cet art spécifique. Guillaume Araceli, spécialiste de l’histoire de la tauromachie, fait remarquer que la plupart des Grands d’Espagne, à quelques exceptions remarquables près, préféraient rester spectateurs. Le pouvoir se trouvant assumé en partie par le groupe des aristocrates guerriers, la corrida était annoncée comme un entraînement et une réplique de l’art de la guerre. Il va de soi que la monte équestre était réservée aux hidalgos en Espagne comme ailleurs en Europe, et bien sûr en Amérique espagnole, et en dehors de certaines activités d’élevage. Car l’appellation caballero, "chevalier", désignant dans toute sa rigueur l’homme bien né, l’homme de cœur, le "monsieur" dans toutes les acceptions du terme.
Comme l’avaient stipulé les Siete Partidas D’Alphonse Le Sage dès le XIIIe siècle, le cheval extrait de la nature était tenu pour consubstantiel à l’homme modèle culturel. La Partida II, titre 21, loi 10 annonçait : « Les caballeros doivent être bons connaisseurs en chevaux et en armes. […] Et entre toutes ces choses qu’ils doivent connaître parfaitement, il en est une qui dépasse toutes les autres : connaître le cheval, car dans la mesure où le cheval est grand et beau, s’il arrivait que le caballero ne soit pas de bonnes manières et qu’il ne soit pas fin connaisseur en la matière, il lui adviendrait deux maux : le premier, qu’il perdrait tout ce qu’il a donné pour lui ; le second, qu’il pourrait se retrouver en danger de mort (...) ». Le caballero se voyait donc légitimé à affronter des bovins dans les lieux propres au pouvoir central aménagé pour la circonstance, telles la Plaza Mayor de Madrid ou la Plaza de San Francisco à Séville, bordées de bâtiments abritant les divers organes, civils et religieux, du gouvernement.
Sur la base indissociable du couple caballero/cheval, le pouvoir se légitimait en se positionnant sur la frontière exacte de la nature et de la culture, toutes deux également contrôlées. Un représentant de l’aristocratie d’épée aurait d’ailleurs été aussitôt déchu de sa condition s’il avait prétendu réclamer la moindre obole pour sa participation aux joutes taurines. Cela impliquait pourtant des coûts considérables et des risques pour les chevaux que les nobles rechignaient de plus en plus à assumer. C’est une des raisons de la désaffection progressive de l’aristocratie. Une désaffection que les Bourbons s’empressèrent d’entériner, prétendant imposer une réglementation qui paraissait inéluctable. Ils éloignèrent du combat, les cavaliers aristocrates et ainsi, involontairement, ils ouvrirent la voie à un type de torero issu généralement de familles d'éleveurs ou de bouchers, qui deviendra le protagoniste indiscutable des corridas populaires qui vont se donner sur les places des villes et des villages. Ainsi, à pied, armé seulement d'une cape et d'une épée, le picador à cheval relégué au second plan, le nouveau torero dut déployer un art du combat qui éblouissait les masses, dans le type de corrida où l'émotion et le courage individuel l'emportaient largement sur le spectacle antique et stéréotypé de l'aristocratie à cheval.
On se doute bien que les règlements et les traités ordonnançant le déroulement des courses de taureaux imposaient l’utilisation de chevaux adaptés à la circonstance. Rien ne pouvait être laissé au hasard car l’enjeu était de taille, rien moins que la légitimation d’un ordre social fondé sur le sens de l’honneur. Comme le recommandait Cárdenas y Angulo dans le traité qu’il avait rédigé en 1651 : « Le caballero qui désire toréer doit se rendre capable de ce qu’il devra accomplir, pour se doter à la fin des moyens efficaces qui lui permettront de briller ». Or, alors même qu’on lui demande de faire preuve de légèreté et d’élégance en toutes circonstances, sa tâche se complique du fait que « la réussite d’un caballero qui entre en piste pour toréer dépend de l’instinct de deux brutes ». S’il est vrai que l’essence de la tauromachie espagnole réside dans la relation de la lutte entre l’homme et le taureau, la situation se complique singulièrement dès l’instant que l’homme recourt à un autre représentant de la nature, le cheval, qui se voit transformé à la fois en allié et en outil, le soutien au travail de l’homme torero. Or, au XVIe siècle, le cheval restait très lié à la nature, et plus précisément, en dehors de l’importance reconnue à la couleur de la robe, aux quatre éléments cités par Suárez de Peralta en 1580 :
« … et comme celui qui participe le plus d’un de ces éléments s’en approche particulièrement, celui qui tient de la terre sera plutôt mélancolique, viril, terre à terre et fort ; s’il est de l’eau, il sera flegmatique, paresseux et imprévisible ; s’il est de l’air, il sera sanguin, agile, joyeux et de mouvements modérés ; s’il est de feu, il sera colérique, ardent, et très vif ; mais celui qui participe également de chacun des éléments, celui-là sera parfait et très bien conditionné ».
Comment dans ces conditions peut-on affirmer que le type de cheval propre au rejoneo s’impose comme une œuvre d’art nécessaire à l’accomplissement de l’art taurin ?
… à suivre.
Gilbert Lamarque