LE PUBLIC ET L'HOMME AU CASTOREÑO
« Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage ! »
Non, il n’est pas question que je suive à la lettre ce vers de Nicolas Boileau. Je ne tiens pas à briller – encore faudrait-il que je le puisse ! – sur un sujet que j’aurai travaillé, retravaillé inlassablement, à savoir, le public de corrida, déjà traité auparavant dans l’article La lâcheté du torero. En ces temps troubles où l’actualité taurine est réduite quasiment au néant, il faut bien trouver un sujet de discussion et non pas de chamaillerie. Et bien, va pour le public de corrida ! Promis nous passerons à autre chose prochainement. À ce sujet, venez-nous en aide et proposez-nous des sujets à débattre car à ce rythme, allons nous arriver à Noël ?!
La suerte des piques a subi au cours des ans de nombreuses et sérieuses modifications : ordre de sorties des picadors, caractéristiques de la pique, caparaçon, cercle blanc délimitant la surface d’action, etc. Et même dans les "fioritures", car l’ensemble du costume a reçu quelques changements dans le détail.
Le castoreño est moins large et la veste plus riche en broderie, voici les picadors affublés aujourd’hui de la cravate des toreros. Mais le plus grand changement "vestimentaire" réside dans l’armature métallique qui protège la jambe droite. La gregoriana d’autrefois – du nom du rejoneador Gregorio Gallo, qui en eut l’idée au XVIIe siècle –, était une sorte de haute guêtre de fer protégeant seulement la cheville et le tibia, et recouverte de peau de daim. De la peau de daim aujourd’hui et tous les groupuscules défendant la cause animale nous tombent sur le râble !
Et puis au XIXe siècle pour parachever la protection, on la hausse encore et on y ajoute une autre protection métallique qu’une articulation joint à la gregoriana, à la hauteur du genou. Cette nouvelle défense prend alors le nom de mona ou plus souvent de hierros. Enfin tout ceci n’est pas le sujet de l’article, disons que c’est son introduction ; bien des choses sont encore à dire sur ce chapitre.
Concentrons-nous sur les résidents du ruedo.
L’action individuelle des picadors a donné lieu, encore et toujours à d’interminables polémiques ; elle a motivé de nombreuses chroniques ; elle a aussi fait l’objet de discussions dont l’ampleur égalait l’inutilité et nous avons vu fleurir autour de nous de nombreux copains !
Il est plus sage d’examiner avec modération le comportement actuel des piqueros car si leur action est souvent pénible et déplaisante, ce désagrément est un mal nécessaire pour le déroulement normal du spectacle taurin.
C’est pendant cette suerte et seulement à ce moment-là que l’on juge les qualités de combativité et de bravoure du toro. Dès le début de la lidia, elle permet au torero d’apprécier le tempérament et le caractère du bicho.
Cette suerte de piques, convenons en, est le seul moment de la corrida où la sauvagerie de la bête se heurte à la brutalité raisonnée de l’homme. Elle rend possible la suite du combat par la diminution des forces et de la puissance du cornu, diminution qui permet l’exécution de toutes les suertes suivantes.
Une partie du public est assez brutale et souvent profane. Il succède aux revisteros de la fin du XIXe siècle qui ont insisté sur les méfaits des hommes au castoreño. Combien de fois a t’il été dit que les picadors étaient des bouchers et des assassins ? Alors comment la foule réagirait-elle autrement que par des huées, des sifflets et des vociférations ? José Redondo "El Chiclanero" disait : « Le picador sera toujours la victime dans le noble art du toreo. » Cela se vérifie encore aujourd’hui. Guerre implacable car elle est celle de toutes les temporadas et de toutes les corridas. Guerre féroce car les hostilités démarrent dès l’entrée des chevaux dans la piste. Guerre injuste car elle fausse le résultat de la lidia.
Dès qu’un toro faiblit des pattes antérieures, même si cette pseudo-faiblesse a pour cause le choc impétueux contre le groupe équestre, les tendidos vocifèrent contre la présidence qui n’a pas ordonné immédiatement le changement de suerte. Et voila que le palco secoué par la violence des cris et sifflets, accède rapidement à l’injonction.
Pour cette grande partie du public et pour le président – souvent –, les coups de pointe, les picotazos donnés au hasard ou au passage des toros qui fuient ou qui sortent seuls de la suerte, les déchirures de la peau qui se produisent accidentellement et qui sont, c’est vrai, pas très belles à voir, comptent malheureusement comme de véritables puyazos.
Dans d’autres cas, les toreros en ne voulant pas attirer sur eux-mêmes une partie de l'ire populaire – légitime à leur égard –, désireux de donner des gages à ce cher public et manquant de clairvoyance, se tournent vers la présidence et, avec une déférence affectée, montera en main, ou simple moulinet du poignet sans un regard vers le palco, cavalièrement, ils demandent, eux aussi, la fin de la suerte et l’obtiennent généralement. La présidence aux ordres.
On l’a bien compris, la réduction abusive de la suerte de piques lui ôte son caractère et tout son effet. Il est vrai que de nos jours avec le toro "moderne", certains peuvent passer directement aux banderilles !
Mais il arrive aussi que ce toro insuffisamment châtié soit brave ; sa faiblesse n’est qu’apparente ; il a gardé ses forces intactes ou il les récupère rapidement au cours de la lidia. Alors, pour essayer d’atténuer ce retour de puissance, les peones abusent de capotazos et de recortes ; le toro apprend rapidement ce qu’il n’aurait jamais dû savoir ; il devient avisé et difficile. Mais qui dans le public, au final, s’en rend compte ?
Guerre absurde et injuste car la foule qui est à la base de la faute maintient ses exigences et n’admet pas que le torero abrège son travail. Par son intransigeance, elle s’est privée de l’émotion inhérente au premier tercio et elle a perdu la vision du travail que le torero aurait pu exécuter.
Par une suerte brillante ou facile, le matador saura tout faire oublier et se fera même applaudir. Qu’en est-il du picador ? Lui, il n’aura pas l’occasion de se rattraper ; à lui les sifflets.
Tout ceci ne veut pas dire que les señors au castoreño sont sans reproches.
Il serait mal venu de notre part de nier qu’une bonne majorité ne se préoccupe guère des préceptes de l’art de la pique. Ils oublient que châtier le toro dans la forme réglementaire est leur mission : en les "citant" dans le tiers du ruedo délimité par le cercle blanc, et sur leur droite ; en ne fermant pas la sortie naturelle de la suerte – la droite – par l’exécution de la fameuse carioca ; en obligeant le toro à humilier sans lui apprendre inutilement à taper contre le caparaçon… Quant à ce cercle blanc, las rayas, il est très souvent inutile et pas toujours utilisé à bon escient, on en conviendra.
Au contraire, le mauvais picador "cite" en faisant faire un quart de tour à sa monture ; il administre la pique le plus en arrière possible en s’efforçant de la faire rentrer au-delà du butoir ; il vrille, il ferme la sortie naturelle… Il veille à ce que l’adversaire soit "bien" piqué. Il sait que l’occasion de placer une seconde, voire une troisième pique ne se représentera pas. Mais, est-il le seul coupable de tous ces excès ?
Soyons clairs : le picador n’est qu’un comparse. Si la suerte, la plus ancienne du toreo, est actuellement en franche décadence, en perdition, la faute en est à l’intransigeance et la partialité du public, aux faiblesses et (ou) incompétences des présidences, pourquoi pas à la pique elle-même et à son montage et, allons y, au manque complet d’afición de trop nombreux toreros.
Aujourd’hui les outils du châtiment sont les mêmes, plus rudes diront certains, non, diront les autres - voir la pique andalouse - alors que sortent des toros qui n’ont pour la plupart, plus la prestance et la puissance de vrais toros de combat. La pique doit rester un instrument de châtiment et non une arme meurtrière, du moins dans son maniement.
Les rayas, en réalité, ne servent quasiment à rien et n’empêchent pas grand-chose, car dans la pratique, si le picador ne prévoit pas une chute éventuelle, il ne se gêne pas pour aller jusqu’à la raie blanche et même au-delà et si le toro est brave et puissant, il met son cheval contre la barrière et profite de cet appui. Le public prend cette délimitation très au sérieux et, dès qu’un demi-sabot franchit la frontière, c’est la huée. Sont à noter également, la mobilité ou non du canasson, le peu de technique cavalière, la mauvaise utilisation du cheval. Demandez à Philippe Heyral !
Quelques rares picadors savent donner le change, responsables, honnêtes et bons cavaliers. Concernant la pique, en corrida-concours, elle sert davantage à mettre en valeur les qualités du toro alors qu'en corrida, cette même pique est administrée pour diminuer le toro et mettre en valeur le troisième tiers, donc le torero. Et lors de cette corrida-concours, nous pouvons observer les qualités et le travail du cheval, vrai acteur du tercio. Le toro est mis en valeur en absorbant en souplesse, sa charge.
Il y a un règlement en France comme en Espagne mais les présidences ne l’appliquent pas. Voit on aujourd’hui un toro "banderillé" en noir ? Quelle gueule ferait le ganadero qui verrait l’un de ses "bravos" recevoir cette punition infamante pour leur devise ?
Par exemple, l’article 62 du règlement est-il suivi, appliqué ? (voir annexe en fin d’article).
Une application sévère de ce règlement ne résoudrait pas tous les maux dont soufre la suerte de varas mais au moins, elle représenterait un progrès sensible dans un état de choses qui ne cesse d’aller en décadence. N’entendons nous pas parler de suppression de la pique, des banderilles… et de la mise à mort ?
Combien d’amendes frappent les infractions au règlement ?
Qui doit-être réformé, amélioré, la suerte des piques ou le toro ? Les deux mon adjudant. De l’œuf ou de la poule…
C’est tout comme bannir toute trace de violence dans la symbolique révolutionnaire, préférant le drapeau à la pique – celle-ci avec une tête au bout – et la couronne de laurier au bonnet phrygien. On fait dans l’aimable, le doux, le soft ; pas trop de pique, pas trop de toro non plus.
Faire une petite révolution, voila.
Annexe
Voici l’article 62 dans son intégralité.
« Les piques seront présentés par l’organisateur au délégué de la Commission Taurine Extra Municipale avant l’apartado, dans une boîte scellée que celui-ci ouvrira.
Elles ne serviront que pour une course et porteront, sur la partie entourée de corde, le sceau préalablement posé par les organisateurs compétents à savoir la "Associacion de Matadores Españoles de Toros y Novillos y de Rejoneadores", la "Union Nacional de Picadores y Banderilleros" et la "Union de Criadores de Toros de Lidia".
Les piques, leur hampe, ainsi que leur façon de les monter devront correspondre, tant pour les corridas de toros que pour les novilladas avec picadors, aux normes et règles fixées par le Règlement des Spectacles Taurins Espagnol. Elles devront être montées la face plane vers le haut, sur une hampe convexe.
Une fois achevé l’examen des piques et des caparaçons, ces matériels seront mis en sécurité par le délégué de la CTEM qui ne les remettra à leurs utilisateurs que peu avant le début de la course.
Le délégué de la CTEM veillera à ce que le montage des piques soit effectué correctement. »
« Or – écrit Marc Roumengou – depuis 1992, il n’y a plus aucune vérification préalable des piques par qui que ce soit, et le scellé de la boîte ainsi que le sceau apposé sur le pseudo butoir ne sont que des faux, placés par le fabriquant de piques qui affûte celles-ci après chaque utilisation et en creuse les faces en contravention formelle avec ce qui est prévu dans leur définition officielle. » M. Roumengou, Piques, chevaux, picadors, puyazos. 5 janvier 2013.
Voilà qui a le mérite d’être clair !
Et de toutes façons, dans la majorité des cas, pensez-vous que les délégués soient compétents, donc écoutés sinon respectés ?
En conclusion, nous l'avons déjà dit, le public a sa part de responsabilité dans le déroulement de cette suerte tant décriée, mais la présidence, le maestro et le piquero tout autant.
Gilbert Lamarque