UN DEMI-SIECLE DE MENSONGES (2)
Nocivité du toreo de cape actuel
Le toreo de cape n’est point altéré par quelque pratique mensongère puisque l’homme seul sort au-devant du toro. Il n’en recèle pas moins des inconvénients que nous allons nous efforcer de mettre en lumière.
Nous allons partir d’un postulat qui ne manquera pas de susciter l’hilarité de bien des personnes, mais peu importe. On trouve naturel et nécessaire qu’un athlète s’adonne à des exercices de décontraction ou d’échauffement, ou de concentration avant l’effort. Considérez ce toro qui a mené une vie paisible, pratiquement exempte d’efforts des années durant ; qui n’a jamais couru autrement que les rares fois où cabestros et vaqueros l’y ont contraint, lui et ses frères, mais si peu ; qui somnole dans un local obscur, le chiquero…et soudain la porte s’ouvre sur la lumière, sur un monde inconnu, effrayant.
Le toro brave en quête de sa liberté se précipite de toute sa force, de toute sa vitesse, de tout son élan vers une chose qui a bougé. Si fort qu’on dirait une explosion. Sans préparation, sans échauffement. Ne serait-il pas soumis aux mêmes lois que les humains ?
Et que se passe-t-il ? Au lieu qu’un peon cape tenue d’une main, indique un long voyage aller et retour à l’animal au moyen de largas qui tempèrent l’élan de la bête en échauffant ses muscles (ne pas oublier que larga en espagnol signifie long), c’est le matador qui freine le premier élan du fauve par une véronique nécessairement courte puisque la cape est tenue les mains basses. On voit alors le toro bravo faire un bond en l’air, se retourner en plein élan, on entend son souffle énorme, on entend même parfois « crujir les huesos » (craquer les os), étrange musique qui fait jubiler les aficionados espagnol lorsqu’il s’agit de réduire un toro rebelle, au troisième tercio, sous l’effet de passes de châtiment mais cruellement intempestives s’agissant d’un bicho tout neuf, tout cru. C’est le massacre qui commence. Car, des véroniques de cette sorte, à plus forte raison si le matador a du talent , l’artiste va en enchaîner cinq ou six à la file, avec comme remate la demi-véronique qui est, elle, par définition un recorte. Pour peu que, selon la mode nouvelle, le matador intercale quelques chicuelinas (autre recorte) dans ce bouquet, le toro aura déjà presque reçu sa ration de châtiment. Et plus il sera brave, plus dure sera l’épreuve. Toutes les parties motrices sont lésées, et aussi les reins, la colonne vertébrale. Etonnez vous, après ce traitement, que l’animal fléchisse sous la pique ou sitôt après.
Je n’aime pas le toreo les mains basses. Je lui reconnais un certain cachet artistique mais il est néfaste et antinaturel. Il oblige le toro à courir tête baissée dès la sortie du toril, transformant ainsi le but du toreo de cape initial, qui est de discipliner la charge de la bête et de lui enseigner à obéir à un leurre, en passes de châtiment.
Or, pour le châtiment on aura recours au tercio de piques, aux banderilles et aux passes de muleta. Accessoirement, la cape peut être utilisée à cet effet mais seulement dans le cas où on a à faire à un toro particulièrement récalcitrant lors de son entrée en piste ou lorsque la muleta est inefficace. Rien à voir donc avec les passes d’accueil.
Pour qui connait son histoire de la tauromachie, on observe que depuis les temps lointains de Pedro Romero jusqu’à la guerre civile tous les maestros ont toréé de cape non point en guidant le toro de l’horizontale vers le bas, mais de l’horizontale vers le haut. C’est peut être là l’explication du fait qu’avant 1939 je n’ai jamais vu un toro faire la vuelta de campana alors qu’elle est si fréquente aujourd’hui.
Pour moi, la véronique idéale, légère, aérienne, restera celle de Chicuelo, mais depuis j’ai souvent observé que les grands capeadors de l’ère moderne tels Curro Romero, Julio Robles tiennent leur cape à mi-hauteur avec une tendance à élever légèrement la main qui torée. C’est le procédé correct.
Le toreo de cape les mains basses est une invention du malheureux Gitanillo de Triana aux alentours de 1928. A force de l’imiter, c’est devenu une mode et beaucoup de gens s’imaginent à l’heure actuelle que c’est ainsi qu’on doit toréer, mais ce qui était à la rigueur possible quand le toro avait des pattes est tout à fait contre-indiqué aujourd’hui.
Un jour viendra où un torero de premier plan reprendra la bonne coutume d’élever légèrement la main qui torée avec la cape. D’autres prendront exemple sur lui, et, à partir de ce moment, peut-être les toros tomberont moins.
Mensonges du premier tercio
On se bornera à rappeler que le premier tercio, ou tercio de piques, a pour but de réduire l’agressivité du toro, condition nécessaire pour que les étapes suivantes de la lidia puissent se dérouler normalement ; d’affaiblir son train moteur afin de calmer sa vélocité initiale ; de concentrer sa force physique pour attaquer en ligne droite le leurre qui lui sera présenté ; enfin et surtout de régler son port de tête en sectionnant sur une petite surface quelques uns des muscles releveurs de la tête situés dans le morillo et sa partie postérieure.
La pique est donc un instrument tranchant et par conséquent susceptible de produire des lésions importantes si elle est manœuvrée par un professionnel surpris, maladroit voire malintentionné.
Avant la guerre, la pique à rondelle manipulée par des brutes aussi habiles que cyniques pouvait ouvrir des brèches spectaculaires dans le cuir de l’animal, ou encore pénétrer profondément dans les chairs à la grande indignation des aficionados. Motifs pour lesquels on a remplacé la rondelle par la cruceta. L’expérience montre que grâce au procédé du " pompage" ou encore par un jeu de bascule sur la hampe il est possible soit d’infliger au toro une blessure relativement importante, soit de faire pénétrer l’une des traverses de la cruceta sous le cuir de l’animal (il arrive que le toro s’enfuie, emportant la pique entière qui échappe à la main du picador parce que la cruceta est restée coincée sous la peau) .
Il y a donc un premier mensonge dans l’utilisation de cette arme redoutable.
Allons plus loin. Lorsque la sensiblerie anglo-saxonne n’avait pas encore envahi le continent, l’aspect du tercio de piques était tout différent. Le picador, juché sur une vieille rosse étique, ne pouvant se fier à la résistance de sa monture sous l’assaut du toro, ajustant autant que possible son coup de pique et, penché sur la hampe, s’efforçait de contenir l’élan de la bête et de protéger son cheval. C’est parce qu’ils étaient capables de réaliser cet exploit au triple point de vue équestre, athlétique et taurin que de grands picadors comme Badilla et Agujetas sont à jamais célèbres.
De nos jours, protégés par le caparaçon, le cheval va devenir un acteur, certes non point consentant, du déroulement de la lidia, mais capable de s’adapter à une situation peu confortable, d’inventer une tactique défensive insoupçonnée. Grâce à quoi un cheval de picador peut survivre à cinquante corridas et peut-être davantage.
Ceci étant, on remarquera au passage que la tauromachie n’avait jamais été conçue pour qu’un toro de lidia s’épuise à attaquer, soulever, chavirer un mastodonte de ce calibre. Entre le concept ancien, traditionnel, et cet aspect moderne du premier tercio, le déphasage est évident, et pour tout dire mensonger. De surcroit, le peto actuel aggrave la situation.
Accueilli par l’Aficion avec soulagement qui ôtait définitivement la mauvaise conscience aux âmes sensibles le peto, ou caparaçon, rendu obligatoire en 1928, a incontestablement humanisé le drame taurin.
Le temps aidant (et aussi le laxisme des autorités) on a fini par tomber dans une exagération insupportable. Les premiers caparaçons, modèles Heyral ou Arteaga, protégeaient le ventre et l’avant train du cheval et, cette protection d’un poids approximatif de 25 Kg avec une tolérance de 5 Kg pour rapiéçage était suffisant. Il est vrai que les toros faisaient souvent culbuter les pauvres haridelles et qu’ils leur infligeaient rarement des blessures au cou. C’était là le prétexte suffisant pour que les fournisseurs de chevaux trafiquent le matelas protecteur, allongent le plastron et la jupe, allant jusqu’à envelopper le train arrière, et même, à ce que j’ai entendu dire, jusqu’à camoufler un blindage métallique sous le tissus épais. Vrai ou pas, une chose est certaine : Le règlement des corridas est bafoué et le mensonge est devenu flagrant. Bien sûr, il existe un accord tacite, mais improuvable, entre les picadors syndiqués et les fournisseurs de chevaux, précisément parce que grâce au caparaçon truqué le métier de picador est devenu infiniment moins dangereux qu’autrefois.
Mensonge, fraude, truquage, tricherie…ces mots sont faibles. Il faudrait ici la prose dionysiaque de Claude Pelletier pour coller une étiquette vengeresse à cette funeste pratique appelée la carioca. Laquelle consiste à fermer au toro toute issue possible tandis que le picador appuie de tout son poids, et de la force de son biceps, sur l’orifice creusé par la pyramide coupante. On dit couramment qu’une pique de cette sorte vaut trois puyazos d’avant 1939. Peut-être bien. Souvent la pique unique constatée de nos jours n’a pas d’autre origine, sabotage pur et simple du premier tercio. Nous pouvons regretter que des diestros, par ailleurs souvent remarquables, sabotent littéralement le tercio de piques systématiquement réduit à l’unique, interminable avec ce bétail de caste, carioquée, tournicotée, avec sortie impossible malgré les simagrées péonesques et des maestros. Ce qui en clair, implique la complicité tacite ou préméditée des matadors dans cette apothéose de la fraude au vu et au su de milliers de spectateurs. Si j’osais, je dirais que c’est tout de même un peu fort qu’un type puisse impunément, au mépris du Règlement, signifier au public : «Vous êtes tous des cons et je vous emmerde ! ». C’est pourtant ainsi que les choses se passent, même à Madrid. La plus saine des réactions consiste à réagir aussi brutalement qu’il agit. Par des sifflets et par une sévère engueulade.
Il subsiste encore des tercios de piques qui sont menés dans les règles et, généralement leur auteur est applaudi pendant et après leur besogne.
Malheureusement, si de tels faits d’armes sont mis en relief c’est bien parce que ce qui devrait être banal est devenu inhabituel. Il y a toujours eu de bons et de mauvais picadors, mais ce n’est pas là qu’est le mal. Il faut le chercher dans la certitude que les bons picadors sont également capables d’accomplir les pires méfaits en raison même de leur dextérité, et en service commandé. L’expérience nous enseigne que la majorité des varilargueros, une fois ajustée la gregoriana, enfilée la casaquilla et empoignée le castoreño ferment la porte de la chambre d’hôtel en oubliant ou en omettant d’emporter avec eux leur conscience professionnelle. Comme il faut bien vivre, ils la laissent à l’abri dans la pénombre avant d’appliquer servilement les instructions du matador, leur patron, leur employeur dont on craint jusqu’au froncement de sourcils car, d’un simple geste, il peut vous renvoyer. Donc en cas de mauvaise conduite du picador il ne faut pas hésiter à rendre son matador responsable et le traiter comme il le mérite.
C’est pourquoi je trouve légitime qu’un Président refuse une récompense (du moins celle qui dépend de lui) à un matador malgré sa réussite si le tercio de piques a été saboté.
Suite : Vérité et mensonge du brindis, mensonges du troisième tercio, Lundi 19/03